1.3 Le processus d’une interprétation (la conversion du carré)

Jean Delorme, dans un article en 1982, étudie la parabole du semeur dans l’évangile de Saint Marc et y observe la réception du message ; il discerne deux plans de la modalité différente chez les destinataires-auditeurs de la parole communiquée :

‘« Si l’on parle ici de faire interprétatif, il n’intervient pas dans un discours du savoir sur les paraboles, mais dans une estimation des valeurs qui relève d’un vouloir-être plus que d’un vouloir savoir. Et si l’engagement de la ‘conversion’ traduit un ‘croire’, c’est un ‘croire en’ la valeur de l’objet et non encore un ‘croire que’ » 969

Dans cette parabole du semeur, Jean Delorme relève deux réactions différentes chez les auditeurs qui ont écouté Jésus. La foule s’en va sans interroger, les disciples restent pour interroger. Jésus leur dit alors qu’ils ont déjà reçu une compétence pour connaître ‘le mystère du Règne de Dieu’. Jésus voit dans ‘la question’ même des disciples (modalité du ‘vouloir-être’) une compétence (don reçu) pour connaître (savoir-vrai) le mystère communiqué par la parabole. En effet leur adhésion (vouloir-être) à la valeur de cette parabole différencie les disciples de la foule. Ils n’en comprennent pas encore le sens, mais ils sentent que Jésus a quelque chose à leur transmettre. Dans ce cas, ‘la conversion’ (croire) de la foule dont parle Jésus, sera la transformation de la modalité, du ‘ne pas vouloir ne pas être’ (indifférent) en ‘vouloir-être’ (adhésion) par rapport au savoir révélé (la parabole).

D’ailleurs, parmi les 4 modalités : pouvoir, savoir, devoir, vouloir, la dernière modalité (vouloir) seule engage le désir du sujet. L’observation de deux plans de la modalité chez les auditeurs engage le sujet du désir (vouloir-être, non pas vouloir-faire) dans une interprétation. Par conséquent, ‘le faire interprétatif’ n’est pas la simple acquisition d’un ‘savoir-vrai’, mais révèle le dispositif du ‘vouloir-être’ du sujet par rapport à la parole entendue. Par le fait d’associer deux modalités dans le ‘croire’ (‘croire en’ : vouloir-être + savoir-vrai, par rapport à un objet-parlé entendu) au lieu d’une seule modalité du savoir (‘croire que’), le carré de la véridiction (savoir-vrai sur un objet-parlé) implique désormais le désir du sujet (vouloir-être).

Dans le récit évangélique, on observe en effet cette double modalité du carré de la véridiction. Par exemple, dans le récit d’un miracle, un malade est au départ dans la position de savoir (savoir pratique) que sa guérison est impossible, et il y renonce. Mais au moment de la rencontre avec Jésus, il découvre à (de) nouveau son profond désir (vouloir-être) parce qu’il a entendu le renom de Jésus : guérisseur. Il manifeste son désir par un cri ou par une prière. Jésus l’invite alors à formuler ce désir par une parole et cela aboutit à la guérison qui est souvent somatique. A la fin, Jésus révèle au demandeur que ce qui a rendu possible sa guérison n’est pas sa croyance préalable en Jésus-guérisseur mais sa foi en lui et, de plus, Jésus atteste qu’il est sauvé. Cette sanction de Jésus révèle une double opération réalisée chez le malade : son vouloir-être éxprimé par le cri (non-paraître), ensuite formulé par une parole (paraître), est le signe de sa foi (‘croire en’) qui a rendu possible non pas seulement sa guérison (manifesté) mais son état de sauvé (immanent).

On peut observer deux moments différents dans cet épisode. L’un, au moment de la rencontre entre le malade et Jésus, le malade informé par un nouveau savoir (Jésus guérisseur) crie vers Jésus avec son vouloir-être guéri. Jésus l’invite à formuler son cri dans une parole, par là, son cri (vrai-désir mais non-paraître : non langage) s’exprime par le langage (paraître), c’est-à-dire son désir devient l’objet-parlé qui circule ou (est échangé) entre deux personnages. L’autre, au moment de la parole finale de Jésus : Jésus invite l’homme guéri à faire un pas de plus, c’est-à-dire à quitter le monde du savoir (Jésus guérisseur) et à entrer dans un monde du croire : croire dans ses paroles. Sa guérison physique doit être reçue comme un signe (manifestation) de son salut (immanent). Ces deux éléments -salut, guérison- ne peuvent être liés que par la foi du récepteur en la parole de Jésus (la place de l’homme guéri).

Il y a donc deux moments de basculement (conversion) chez le malade. (a) La rencontre-événement (qui donne un autre savoir : du ‘savoir1’ au ‘savoir2’) libère son vrai désir qu’il considérait comme impossible. (b) Pendant cette rencontre, une communication vraie entre deux personnages invite le malade à formuler son profond désir par ses paroles et à croire dans la parole de l’interlocuteur (du ‘savoir2’ au ‘croire en la parole’). Ces basculements chez le malade dans une rencontre-événement ouvrent le système du processus interprétatif au-delà du carré de la véridiction, et impliquent à ce dernier (carré) le vouloir suscité à l’intérieur de l’énonciataire (l’auditeur de la parabole ou le malade dans le cas du miracle) par cette rencontre inattendue.

Ce processus d’une transformation dans une rencontre n’est cependant pas évident dans le texte de Bernanos, en raison de hiatus dans la narration (du fait de sa discontinuité, par exemple, la rencontre finale de l’abbé Donissan avec Mouchette moribonde ne se trouve nulle part dans le roman, sinon dans la lettre de l’évêque, etc.) et de la multiplicité des sanctions. Bien plus cette transformation n’est pas toujours à la portée du personnage en question, mais à la portée du lecteur qui lit le texte dans son intégralité. Cela laisse au lecteur une entière responsabilité d’interprétation (la problématique de l’énonciation non énoncée).

On peut retrouver le phénomène rencontré au niveau de l’énoncé dans le niveau d’énonciation. Comme le personnage dans un récit (par exemple, l’homme guéri), le lecteur peut expérimenter les mèmes processus de conversion (renversement) au cours de sa lecture.

Pendant la lecture, le lecteur peut avoir l’impression qu’il vient de faire une rencontre-événement. Il peut subir, dans ce cas, deux transformations. Il est d’abord invité à un nouveau savoir (proposé par le texte), ensuite au croire à la parole qui retentit à ses oreilles. Il se transforme (lui aussi) à la fin de la lecture en sujet d’un contrat fiduciaire. Autrement dit, en avançant dans l’analyse, le travail dans l’énoncé-texte devient à un moment donné une parole qui rencontre (s’empare) le sujet lecteur pour l’interpeller dans (par rapport à ce) le réel parlé. Un bon lecteur sémiotique constatera à la fin de sa lecture, la naissance d’un sujet parlant dans son devoir-être (témoin), qui est le garant de la Vie et de la Vérité.

Donc le travail (la conversion) du sujet interprète se situe entre ‘signifiant 1’ et ‘signifiant 2’ dans le schéma ci-dessus. C’est le travail du lecteur (dans l’énonciation non-énoncée) qui est semblable à celui du récepteur du message (dans l’énoncé-texte).

En effet, il y a un déplacement important dans le carré de la véridiction.

Ce carré fonctionne (normalement) au niveau du savoir, donc le schéma paraître/non-paraître (les parcours figuratifs du plan phénoménal : la parole entendue sur le plan du savoir) et le schéma être/non-être qui est au niveau thématique et qu’on construit d’après le texte (les structures des programmes narratifs valorisés, les structures modales, situées au plan nouménal). Donc on peut schématiser ainsi :

« Carré régi par le savoir (du modèle du carré de la véridiction) »
« Carré régi par le savoir (du modèle du carré de la véridiction) »

Le signe ( ) marque le point de vue. Cela se réalise à l’intérieur d’un récepteur du message. Cependant son application aux textes bibliques montre une transformation en cours de lecture du niveau du savoir au niveau du croire qui se produit par une conversion de la modalité à l’intérieur du sujet pour considérer ce carré : de sa considération selon le savoir à la considération avec la résolution prise dans son vouloir-être. Nous avons vu dans le cas du miracle que l’étape de l’interprétation se réalise dans le cadre d’une rencontre. Nous reportons donc ci-dessous la structure-modèle de la rencontre (schéma II.4.4) pour indiquer où se trouve l’étape de l’interprétation :

L’étape de l’interprétation permet en effet d’affiner les étapes 3.a et 3.b du schéma.

Lorsque le sujet 1 entend une parole révélatrice (parole de vérité) au cours d’un échange avec S2, ce qu’on peut schématiser ainsi : S1 ← Op, cette parole renvoie S1 à son vouloir-être qu’on peut déchiffrer avec le carré du vouloir-être :

Ce carré révèle le degré d’adhésion de S1 à S2 (ou bien ce carré révèle quel rôle thématique S1 attribue à S2) : 1) vouloir-être (la parole d’un ami ou d’un bienfaiteur, d’un sauveur) ; 2) vouloir ne pas être (la parole d’un ennemi, d’un ennuyeux) ; 3) ne pas vouloir être (la parole d’un homme non considéré) ; 4) ne pas vouloir ne pas être (la parole d’un indifférent). C’est à partir d’une des positions de ce carré que S1 réinterprète une parole reçue. Cependant lorsque S1 est dans la position de 3 et 4, il n’engage pas la suite de l’étape dans son interprétation (Ainsi est la foule qui ne s’interroge pas et quitte le lieu après avoir entendu la parabole de Jésus). L’interprétation ne se poursuivra que s’il y a une transformation en S1 : en même temps qu’il entend l’Op de S2, qu’il y a en lui une naissance d’une modalité de vouloir : vouloir-adhérer ou vouloir ne pas adhérer. Nous l’appellerons ‘le processus de l’interprétation’ qui se réalise à l’intérieur d’un énonciataire (S1) :

Schéma IV.3.1.3 . Processus d’un interprète (par rapport à une parole révélée)

Dans l’étpe 1 , pendant le dialogue, S2 dit à S1 une parole révélatrice en mettant dans le dialogue un objet qui l’interpelle dans la vérité, S1 a un moment suspendu son jugement par le choc de cette parole, ensuite à l’étape 2 , cet objet-parlé le heurte dans son vouloir-être. Cela révèle en S1 une réelle relation avec S2 ( étape 3 ) et c’est à partir de cette découverte de cette relation avec S2 que S1 réinterprète la parole entendue ( étape 4 ). L’étape 5 sera le résultat de l’étape 4 où S1 s’empare de son vouloir et réinterpréte la parole de S2 (Op) : Parole vraie, secrète, mensongère, fausse. Ces quatre jugements qui ont été décidés par S1 sont proprement subjectifs. C’est à partir de sa résolution que S1 dira Op’ à S2 dans l’étape 6.

Pendant ‘le processus d’un interprète’, le vouloir de S1 se substitue donc au savoir pour sa considération du carré de la véridiction, et ce carré devient proprement subjectif. Et « Op » que S1 a entendu devient l’objet à cacher ou à révéler, par conséquent, il n’y a que deux directions possibles : ou bien, paraître → non-paraître (cacher), ou bien, non-paraître → paraître (révéler). Donc « Op’ » dans l’étape 6 a une force énonciative pour pousser S2 vers l’une de ces deux directions. Ainsi avec « Op’ » que S1 transmet à S2, cette rencontre peut être définie réussie ou non. Ce « Op’ » de S1 par sa force énonciative fonctionnera ensuite chez S2 tantôt comme une parole satanique qui l’enferme dans un circuit doublement fermé dans une situation fausse, tantôt comme une parole libératrice qui re-place S2 dans la vérité.

Pour le moment, j’appellerai le carré qui est régi par le savoir : carré énoncif, et le carré qui est régi par le vouloir (croire) : carré énonciatif (ou carré du désir). La différence entre le carré énoncif et le carré énonciatif réside d’une part dans la modalité (à l’intérieur du sujet) du savoir et du vouloir (croire), d’autre part dans la modalité de la communication (simple information, ou parole engagée). Dans le carré du savoir, le partenaire de la communication (interlocuteur) a une fonction de ‘juge’ qui discerne et juge la communication du locuteur selon son savoir (connaissance) du monde référentiel (il considère non seulement la parole du locuteur, mais le contexte historique de la personne et son acte). C’est la fonction du destinateur dans les contes. Tandis que dans le carré énonciatif, l’interlocuteur, animé par son désir (vouloir), devient ou bien un ‘témoin’ qui met sa confiance dans la seule parole du locuteur, ou bien un ‘contre témoin’ qui détruit la parole d’autrui de toutes ses forces. On peut donc dire que le carré énoncif produit un juge (destinateur), tandis que le carré énonciatif produit les témoins-croyants (ou les contres témoins).

Nous appellons ce processus « la conversion du carré ». En effet cette conversion qui se réalise en S1 qui une fois investie dans le carré énonciatif (ou carré du désir), ne compte plus sur le savoir référentiel (monde naturel). Cela suppose la naissance d’un désir ou une libération d’un vrai désir qui vient d’une vraie rencontre : l’interlocuteur éprouve également dans cette vraie rencontre une nécessité radicale dans la profondeur de sa personne qui dépasse sa compréhension, et il devient alors le témoin : témoin de sa propre souffrance (que le locuteur exprime parfois par une parole ou par un cri) et témoin de la souffrance de l’interlocuteur.

Notes
969.

J. Delorme, 1982, p.14