A. Les fausses rencontres

Ce premier temps de fausses rencontres ressemble au schéma du processus d’une rencontre fausse. Cependant il s’y trouve un écart par rapport au schéma standard. Les deux schémas ci-dessous permettent d’observer la différence entre le schéma standard et le cas de Mouchette.

« 
«  Schéma IV.3.1.4.a  : le processus d’une rencontre fausse »
  • i) Première position de Mouchette :

Remarque : la numérotation du schéma suit les numéros du schéma IV.3.2.4.a. La flèche pointée (dans l’étape 1) marque la réaction du partenaire de la rencontre.

Dès le début du roman, Mouchette entre en scène avec un secret (sa grossesse). Lorsque ses parents le découvrent et veulent savoir qui est le coupable, elle s’enfonce dans son secret et, en elle, le Schéma IV.3.1.3 (étape 2 et 3) s’établit (le vouloir ne pas parler : v-f). Cela soulève un scandale chez les Malorthy.

Etat initial  : secret (-p + ê) + vouloir ne pas dire (v-f) = secret volontaire

Mouchette, rencontrant l’opposition de ses parents, refuse de leur parler (1ère case dans le schéma ci-dessus). Ensuite le père lui dévoile ses mensonges faits à Cadignan 973 . Comprenant que son père l’a mise dans une position mensongère auprès de son héros (étape 1, la flèche pointée), Mouchette se révolte, et court le soir-même chez Cadignan pour lui dire la vérité (pour retrouver une position vraie). Donc pour l’acteur Mouchette, c’est son père qui la place dans la première position mensongère du processus de la fausse rencontre.

Chez Cadignan au cours du dialogue, elle se rend compte que la vérité n’a aucune valeur auprès de son héros ; de plus, Cadignan n’a ‘aucun vouloir-faire’ (prendre ses responsabilités) envers elle et n’entend pas s’embarrasser d’elle à cause de la crainte du père Malorthy. En se rendant compte que l’unique intérêt de Cadignan porte sur la relation sexuelle (secrète) avec elle, Mouchette, ne voulant pas le laisser faire, prend elle-même délibérément la position mensongère dans laquelle son père l’a placée initialement : paraître + non-être (étape 1, la flèche à droite). Le mensonge de Mouchette provoque chez Cadignan une colère et un violent désir sexuel, et dans cette pulsion, il viole Mouchette. A cette violence, Mouchette répond par la violence : poussant un cri déchirant, elle tire sur Cadignan. Ce meurtre restera secret. Après ce meurtre, elle retourne chez elle, et se soumet à l’autorité de son père. Elle est donc dans une position fausse (étape 3).

La rencontre avec Cadignan vue du carré d’énoncé : Mouchette ayant conçu un enfant de Cadignan entre délibérément dans le secret. Mais elle aurait pu retrouver une position vraie, si Cadignan avait eu le moindre sens de ses responsabilités envers elle. La rencontre avec Cadignan lui révèle la personnalité réelle du marquis, et par cette découverte Mouchette entre résolument dans le mensonge (paraître + non-être). Le meurtre enfonce Mouchette dans cette position secrète et mensongère 974 . Dans cette étape, elle ne trouve personne pour partager sa souffrance. Cette première position se déroule sur le plan du savoir. Pas un instant, Mouchette ne lâche le savoir. Au début de sa rencontre avec Cadignan, elle essaie de dire vrai pour rectifier la situation mensongère dans laquelle son père l’a placée par ses mensonges, mais Cadignan n’a aucun vouloir pour adhérer à ses paroles vraies ( Schéma IV.3.1.3 étape 3, 3ème cas). Dire la vérité suppose une réciprocité, il faut qu’il y ait, face à elle, un sujet du vouloir-croire à ses paroles dans la vérité. Cadignan, voulant garder secrète la relation avec Mouchette, n’a pas voulu la manifester en public ni écouter ses paroles vraies. Ainsi le parcours de Mouchette débute dans le processus d’une rencontre fausse par le biais de deux influences trompeuses : le mensonge du père, le secret malsain du marquis.

  • ii) Deuxième position  :

Remarque : ces numérotations conforment au schéma IV.3.2.4.a.

Un autre soir, Mouchette (avec sa position dans l’étape 3) visite le docteur Gallet avec une visée : l’avortement secret. Gallet, méprisant ses paroles, refuse (v-f) toute intervention, en même temps qu’il craint le retour de sa femme et d’être surpris par elle. Comprenant son mépris, Mouchette lui révèle son secret (le meurtre). Cette révélation devient pour Gallet l’objet-parlé (Op) ou le choc de la parole. Il croit qu’elle dit vrai mais ne veut pas être lié à elle ( Schéma IV.3.1.3 . étape 3 n°2), il n’accorde aucun crédit à sa parole et l’accuse de délirer : « Tu as fait un vilain rêve, Mouchette » 975  ; « Je n’ai rien vu, rien entendu. D’ailleurs, (...) moi, ni personne... » 976  ; « Ma fille, tu es folle (...) Je ne crois pas un mot de cette histoire-là. » 977 En la transformant ainsi (étape 5, la flèche pointée), il annule les paroles vraies de Mouchette et les rejette comme une parole fausse. D’ailleurs, Gallet est présenté à la première page du roman, comme la figure-même du ‘fantôme’ qui croit être mais n’a ‘ni le vouloir dire, ni le vouloir faire’ 978 , ce n’est pas à lui de trouver un quelconque acte vrai. Devant la parole vraie de Mouchette qui attend son adhésion et sa réponse efficace, Gallet animé par la modalité de vouloir ne pas être lié avec elle, choisit délibérément une position secrète et mensongère. Devant ce total non-engagement de Gallet, Mouchette pousse un cri (v-ê + -p-f) : étape 7.

La rencontre avec Gallet vue du carré d’énoncé : à cause de Gallet qui qualifie la parole vraie de Mouchette de folie, elle perd même la certitude de ses paroles vraies. La rencontre avec lui renforce sa position fausse et la condamne à vivre dans un circuit fermé. Gallet, par son diagnostic de ‘folie’, dresse en elle un mur du langage (savoir) qui rend impossible une communication vraie. Personne ne pourra, ni ne devra croire ses paroles, car elle est folle. Sur Mouchette, l’influence de Gallet est si grande qu’on le retrouve même dans « la lettre de l’évêque ». S’appuyant sur ses paroles, l’évêque affirme que la parole de Mouchette n’est pas fiable 979 . Cette rencontre avec Gallet se déroule d’abord sur le plan du savoir (voire scientifique). Lorsque Mouchette lui délivre son secret (le meurtre), Gallet, touché par la force énonciative de cette parole, définit résolument sa position : ne pas vouloir être lié avec elle, s’opposer aux paroles entendues, et se fondant sur le savoir scientifique et exact. Il brouille ainsi en Mouchette la notion même de vérité de ses paroles et l’enferme dans une position fausse vis à vis d’elle-même et vis à vis des autres. Avec Gallet, Mouchette a rencontré un faux témoin. Cette rencontre est parfaitement conforme au processus d’une rencontre fausse.

Notes
973.

p.24

974.

p.47 « Depuis qu’une nuit, d’un geste irréparable, elle avait tué, en même temps que l’inoffensif marquis, sa propre image trompeuse, la petite Malorthy, Mlle Malorthy, se débattait vaienement contre son ambition déçue. Fuir, échapper, l’eût accusée trop clairement ; elle avait dû reprendre sa place dans la maison, mendier le pardon paternel avec un front d’airain et, plus humble et plus silencieuse que jamais sous les regards de l’intolérable pitié, tramer autour d’elle le mensonge, fil à fil. (...) Par une amère dérision, la cage était devenue un asile, et elle ne respirait plus que derrière les barreaux, jadis détestés. »

975.

p.66

976.

p.67

977.

p.66

978.

p.12 « Il (Gallet) croit honnêtement mettre en péril l’ordre social et la propriété, il le déplore et, se taisant ou s’abstenant toujours, il espère ainsi prolonger leur chère agonie. »

979.

p.188