B. L’orientation vers le vrai désir

La rencontre avec Donissan lui est salutaire parce qu’elle la libère de toute cette fausseté. Elle aboutit cependant au suicide. Nous rapportons ci-dessous le schéma standard d’une rencontre vraie. L’observation nous permettra de voir la différence qu’il y a entre le parcours de Mouchette et le schéma standard d’une rencontre vraie.

« 
«  Schéma IV.3.1.4.b  : le processus d’une Rencontre vraie »

Rencontrant Mouchette sur la route qui mène vers le château de Cadignan, Donissan entend mystérieusement Mouchette crier sa détresse à l’intérieur d’elle-même 980 (étape 1). Ayant pitié d’elle, il désire répondre à cet appel ( Schéma IV.3.1.3 . étape 3 n°1) et ce sera une heureuse rencontre pour Mouchette sur la route de Desvres 981 . Donissan lui parle de sa réelle souffrance (étape 3 la flèche pointée), et en même temps il fait ‘ dire le vrai ’ à Mouchette sur sa réalité souffrante. Cette fois, ce n’est pas Mouchette qui livre son secret (comme c’était le cas auprès de Gallet), mais c’est Donissan qui l’invite à parler et lui fait dire la vérité, ensuite il lui révèle son vrai désir, qu’elle ne connaissait pas. Cet échange est en harmonie avec le ‘dire vrai’ de Mouchette (étape 5). Ainsi Donissan perce le mur du langage que Gallet a dressé en elle.

Remarque : les numérotations suivent le schéma IV.3.1.4.b

Cependant après un temps de marche sur la route de Desvres, lorsqu’elle entend une voix qui lui affirmer qu’elle a tout dit de sa vérité, cette voix devient pour elle un objet-parlé (Op) qui produit en elle un choc (de la parole), alors elle refuse ce qui s’est passé sur le chemin ( Schéma IV.3.1.3 . étape 3 n°2). Elle s’en détourne comme d’un ‘rêve’ (illusion) : c’est l’étape 1 du processus d’une rencontre fausse. En brouillant le vrai et le faux, Mouchette dresse de nouveau un mur de langage (savoir). Rempli du vouloir-convaincre Mouchette qui refuse la vérité, Donissan insiste sur le savoir-vrai : « Je t’ai vu... » 982  : étape 3 la flèche pointée. Alors poussant un cri muet (étape 5), elle s’enfuit, et revient chez elle : le mur du langage a été percé. Après un moment de réflexion, en même temps qu’elle prend conscience qu’il a dit vrai, la deuxième partie de sa position illusoire tombe : elle n’était pas folle. L’évidence se révèle à son esprit : « son mal réel, inguérissable, inconnu » 983 . Certes, elle a hérité des fautes des ancêtres que Donissan évoque devant 984 . Mais à cause de cette insistance du savoir exact sur le péché humain, Mouchette, après s’être retrouvée dans une position vraie, ne voit que le mal (qui augmente sa haine d’elle-même). Elle ne trouve aucun recours pour échapper à la réalité découverte : il ne lui reste que le côté négatif de son être mensonger et criminel. Devant cette évidence, elle cherche encore un dernier échappatoire : elle élève un cri muet vers Satan, ainsi elle se noie dans un silence (secret) éternel (dernière étape dans le schéma ci-dessus).

Après son suicide, une rencontre se réalise, de nouveau, entre Mouchette et Donissan, pendant laquelle celui-ci réoriente la direction de son cri muet en un désir exprimé (étape 3 la flèche pointée). Grâce à l’acte, jugé scandaleux, de Donissan (étape 5 la flèche), son dernier désir trouve ainsi sa pleine force d’énonciation et lui permet une nouvelle naissance à une parole effective qui a trouvé (pour la première fois de sa vie) une oreille qui écoute. Cette ultime rencontre, du fait d’elle est rapportée dans la lettre de l’évêque, devient énonciative. Nous y reviendrons plus tard avec le cas de Donissan.

Deux remarques restent à faire dans le cas de Mouchette :

La première remarque concerne l’intervention de Donissan, il ne suffit pas de ‘dire vrai’ pour susciter en Mouchette le vouloir-être (dans le Schéma IV.3.1.3 ). De plus, le percement du mur du langage opéré par un pur savoir peut avoir un résultat catastrophique comme le montre le suicide de Mouchette.

La deuxième remarque est qu’il manque à Mouchette, non seulement la relation vraie avec ses parents, mais aussi deux relations élémentaires : l’amitié et la connaissance de Dieu (que son père lui a interdit d’apprendre à connaître dès l’enfance 985 ). Chaque fois qu’elle s’est trouvée dans une position de secret, elle n’a trouvé personne d’autre à qui se confier que Cadignan et Gallet. Tous deux ont refusé de partager sa souffrance réelle (dire vrai) et l’ont enfermée dans une position fausse (surtout Gallet). Le manque d’ami (amitié) est illustré au moment de son retour chez elle, après la révélation cruelle de Donissan. Rentrant chez elle, elle désire rencontrer n’importe qui pour partager ses souffrances. Mais elle ne trouve personne 986 . Quant au manque de connaissance de Dieu, il est évoqué par le narrateur lorsqu’il rappele que Mouchette ignorait la miséricorde de Dieu 987 .

De ce point de vue, l’ultime rencontre avec Donissan est signifiante pour Mouchette. A la fin de sa vie, pour la première fois, elle vit avec ces deux présences qui lui ont toujours manqué : l’amitié d’un être humain (le prêtre) qui prend en compte son désir et partage ses souffrances, le Dieu d’Amour (rencontré à travers ce prêtre) qui pardonne et accueille tous ceux qui se tournent vers lui et lui crient leur misère. Quant à Donissan, en la portant au pied de l’église selon son ultime désir, il devient sujet de la rencontre (témoin), et son acte devient parlant. Tous ceux qui entendront parler de cet acte se souviendront (apprendront) du désir ardent de la mourante.

Notes
980.

p.149 « Car plus haut qu’aucune voix humaine criait vers lui la douleur sans espérance, dont elle était consumée. »

981.

p.155-6

982.

p.158

983.

p.167

984.

p.160-162

985.

p.21 : voir le dialogue entre ses parents.

986.

p.162 « Sa frayeur ou, pour mieux dire, son désordre était tel que, si l’occasion s’en fût seulement présentée, elle eût appelé à l’aide n’importe qui, son père même. »

987.

p.166 « Pour la divine miséricorde, elle l’ignore et ne saurait même pas l’imaginer... »