2.2 Le cas de Antoine Saint-Marin

Le parcours de Saint-Marin suit aussi la conversion de ces deux processus. Cependant on y voit un écart par rapport au schéma standard.

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«  Schéma IV.3.1.4.a  : le processus d’une rencontre fausse »

L’activité professionnelle (écrivain) de Saint-Marin le met dans une position mensongère (étape 1 et 3). L’approche de la mort révèle à Saint-Marin qu’il est dans une position secrète et mensongère (étape 1). Il désire un dialogue vrai mais personne ne croit en ses paroles. Devant cette situation angoissante (v-ê + -p-f), Saint-Marin se voit mourir dans l’humiliation. Dans cette position fausse, il pousse un cri muet (‘au secours’) que personne n’entend (la dernière étape du schéma ci-dessus). De plus, chez lui, le langage est déformé par son activité d’écrivain : dès qu’il ouvre la bouche, ce qu’il dit devient mensonge ou ironie 988 . Il est complètement enfermé dans le mur du langage (savoir). Alors, il désire ‘rencontrer un saint à miracle’ auquel il attribue un ‘pouvoir-faire’. Il imagine que le vrai saint le délivrera de cette situation complexe et de la peur qu’il a de sa propre mort.

Remarque : les numérotations de ce schéma suivent le schéma du processus d’une rencontre vraie

Saint-Marin se rend donc à Lumbres. Mais au lieu de rencontrer le saint de Lumbres, il découvre une face terrible dans le confessionnal. Cette découverte lui donne à découvrir sa propre compétence : « savoir montrer dans les cas extrêmes une bravoure froide et calculée » (la 1 ère étape du schéma, la flèche pointée). Avec cette compétence, il dit une parole vraie sur ‘la face terrible’ devant le confessionnal (2 ème étape du schéma). La parole vraie de Saint-Marin est significative. En parlant de ce qu’il perçoit, pour la première fois de sa vie, il parle d’un autre que lui 989 . Parlant vrai sur autrui, quelque chose en lui trouble le ‘mur du langage (savoir)’. Ce sera sa première parole, son premier ‘dire vrai’. Ainsi le mur du langage (savoir) disparaît (s’écroule) en lui. Cependant ce qu’il voit n’est pas le saint qu’il a imaginé. Il perd son objet : le saint à miracles, en découvrant la face terrible. Saint-Marin perd tout son espoir d’être secouru par un saint et est obligé d’affronter seul sa propre mort. Dans cette étape désespérante pour lui, le saint mime avec tout son corps une parole : « ‘Tu voulais ma paix, s’écrie le saint, viens la prendre’ » (7 ème étape du schéma). Par cette parole mimée, le saint semble l’inviter à croire dans ses paroles, et à affronter sa propre mort avec son unique compétence avec laquelle qu’il a dit vrai.

Si pour Mouchette, l’écroulement du mur du langage réconcilie en elle deux axes de la relation avec autrui, (l’axe horizontal, l’amitié ; l’axe vertical, avec Dieu), chez Saint-Marin, cet écroulement offre une double réconciliation avec sa parole : sa capacité de dire vrai, sa capacité de reconnaître l’identité de l’autre. Comme dans le cas de Mouchette, Saint-Marin est arrivé au moment où il risque de tout lâcher et de perdre pied (-p-f + v-ê), et, paradoxalement, la rencontre avec ‘la terrible face’ fait s’écrouler en lui le mur du langage, et lui révèle sa compétence immanente : savoir affronter, et le saint l’invite à se servir de cette compétence. Il lui reste ‘un vouloir-être’ (vouloir s’ajuster) à faire ce à quoi le saint l’y invite : « Et, si la bouche noire, dans l’ombre, qui ressemble à une plaie ouverte par l’explosion d’un dernier cri, ne profère plus aucun son, le corps tout entier mime un affreux défi : ‘Tu voulais ma paix, s’écrit le saint, viens la prendre’ ». Cependant pour Saint-Marin, il n’a qu’une parole mimée. Cette parole, telle que le roman la transmet, est réservée au lecteur seul.

La rencontre avec la face terrible est un point crucial dans le parcours de Saint-Marin, ce qui va faire basculer les modalités en lui : du savoir au croire, à condition qu’il ait le désir d’adhérer à cette ultime parole mimée par ‘la face terrible’. Le choc de sa rencontre avec la face terrible a percé le mur du langage qui l’enfermait ; il lui faut maintenant décider (le désir, le vouloir) d’adhérer à ce que le saint mime avec tout son corps. C’est ainsi que le choc même de sa rencontre avec la « face terrible » devient une Parole pour Saint-Marin.

Notes
988.

p.253 « Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est servile. » ou p.255 « A peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils ne l’entendent qu’à demi (...) Et l’auditoire s’écrie : ‘Quel merveilleux causeur !’ »

989.

p.272 « L’harmonieux bavard qui n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois. »