L’analyse de ‘la fonction de la rencontre’ (IV.3) révèle un élément important pour une théorie de la lecture (au niveau de l’énonciation non énoncée). C’est un des fruits des lectures attentives sur le statut du récit-parabole et des paroles de Jésus dans un récit de guérison. La parabole étant considérée comme l’objet de la communication dans une rencontre, l’observation du dispositif d’acteurs qu’elle convoque a donné une autre approche possible que la sanction dans la grammaire narrative.
La distinction minitieuse entre la rencontre énoncée (le cadre : la situation des acteurs dans l’espace et le temps) et la rencontre énonciation (l’encadré : le dialogue) permet d’observer chacune de deux séquences de la rencontre et de les comparer. L’observation de la partie dialogale permet d’affiner l’analyse sémiotique de la relation entre le sujet et l’objet. Dans la rencontre, du fait du dialogue et des échanges de paroles, l’objet-valeur qui suscitait et orientait initialement la quête du sujet devient l’objet parlé. Le fait d’entendre son objet de quête dans la parole d’autrui provoque souvent chez le sujet parlant un choc et, quant à l’interlocuteur, la réception de (l’adhésion à) l’objet communiqué (savoir ou croire) devient essentielle dans la communication. Elle met en cause les structures modales du savoir et du croire.
Pour rendre compte de cette particularité des rapports entre « savoir » et « croire », nous avons proposé de dédoubler le carré de la véridiction avec les modalités du savoir et du vouloir, en distinguant le carré énoncif (régi par le savoir) et le carré énonciatif (régi par le vouloir ou le désir).
Au cours d’une rencontre réussie ou ratée, lorsqu’il y a un dialogue, le sujet reçoit un choc provoqué par l’objet parlé. Le choc vient du fait que l’objet visé par le sujet est pris (se trouve) dans la parole d’autrui. Le fait d’inscrire l’objet visé dans un dialogue le transforme en objet parlé et modifie le sujet dans son rapport à l’objet. Désormais, le rapport à l’objet est dépendant du rapport à la parole d’autrui. Entre ces deux rapports, il y a le choc ou l’effet d’une transformation du sujet.
L’analyse de SSS nous a montré que ce choc provoque (suggère) pour le sujet une double réaction : tantôt un vouloir adhérer à (la parole de) son partenaire tantôt un vouloir s’y opposer. Nous avons analysé ce choc comme l’effet de la ‘force énonciative’.
Ainsi est établi un dédoublement dans la relation entre parole et désir. La transformation du désir d’objet (S → O) au désir d’autrui (S ↔ S) passe par la parole entendue et par le passage de l’objet valeur visé à l’objet « entendu d’autrui ».
Pour observer comment cette force énonciative peut entraîner son écho énonciatif non seulement dans le partenaire de la rencontre mais dans tous ceux qui l’entendent, nous avons choisi deux lieux privilégiés dans SSS : une rencontre devenue un lieu de scandale (voir ‘la lettre de l’évêque’), une parole (par sa disposition particulière) adressée directement au lecteur (voir ‘la face terrible’). D’après ces deux passages, nous avons conclu que les trois formes d’interprétation possibles par rapport à la parole entendue sont valides, autant pour les personnages du roman que pour le lecteur.
Par exemple, la dernière parole énigmatique attribuée au cadavre de Donissan : « ‘Tu voulais ma paix’, s’écrie le saint, ‘Viens la prendre !’ », demeure en suspens aucun personnage ne pouvant plus l’assumer. D’ailleurs, le narrateur remarque que cette parole est mimée par le corps entier du cadavre. Donc elle n’est plus destinée à Saint-Marin qui découvre le cadavre mais elle est là en toute liberté et se contente tout simplement d’être dite. De sorte qu’en conséquence, le lecteur constate à la fin du roman ; face à cette parole, qu’elle est là pour le seul lecteur, l’influençant grandement par sa force énonciative...
Lorsque dans une lecture attentive une force énonciative touche le lecteur, il n’est plus question pour lui d’acquérir un savoir sur les messages que le livre transmet mais cela devient pour lui une lutte constante (continue) jusqu’à ce qu’il prenne une décision définitive de croire ou de ne pas croire à l’interpellation de cette force de parole qui s’adresse à lui. C’est là peut être qu’on peut rejoindre les études sur les paraboles.
Les études sur les récits de paraboles ou de guérisons dans les évangiles conduisent à conclure que le résultat de l’écoute d’une parabole n’est pas d’apprendre un nouveau concept thématique ou idéologique, mais de s’engager et d’adhérer pleinement à ce qui vient d’être entendu, et de devenir ensuite un sujet témoin. « La vérité qui est supposée être inscrite dans le discours parabolique ne peut être comprise, au sens rationnel du mot, elle doit être littéralement incorporée par l’auditoire qui l’assume et la fait sienne. » commente Denis Bertrand 1008 .
D. Bertrand, 2000, p.136.