B) Un roman comme Sous le soleil de Satan est-il un récit-parabole ?

A la fin du livre Parole–Figure-Parabole, Greimas répond à la question : « si l’on peut parler de parabole stricto sensu à propos des discours sans interlocuteurs installés comme simulacre, je répondrais oui, si on considère la parabole comme forme particulière de symbolisme - terme que j’emploie sans précision définitoire - précédée ou accompagnée d’une interrogation sur le sens du segment figuratif en question. Je pense par exemple, à certains textes d’Italo Calvino où le sujet, en présence des ‘signes’ (événements ou figures du monde naturel), a le sentiment qu’il s’agit d’‘avertissements’, de ‘pressentiments’ sans pouvoir en saisir pleinement le sens » 1009 .

Ces ‘avertissements’, ‘pressentiments’ dont parle Greimas ne peuvent s’exprimer que dans un discours parabolique, puisque ‘on ne peut pas en saisir pleinement le sens’ ni les exprimer (définir) en un mot. Le sens ne peut être que « figuré ».

Bernanos qui a vécu dans un siècle divisé par la guerre et sans repère intellectuel au sein d’un monde rempli de faux discours idéologiques, désirant témoigner et répondre à la question : où est la vérité et d’où vient le mal, choisit d’écrire un roman.

Lorsqu’il commence à écrire son premier roman, il pensait mourir. C’est dans ce roman qu’il livre toutes les pensées qui l’animaient : la vérité, la figure du saint, le mal et Satan. On dirait qu’il a pris un moyen de raconter à la manière de Jésus (lorsqu’il parle en paraboles), en choisissant le genre du roman et en intitulant Sous le soleil de Satan qui lui permettrait d’exprimer ce qu’il ‘pressentait’ sur le problème du mal et de la vérité. D’une certaine manière, il avoue que la vérité ne peut pas se résumer en un mot ou dans un concept idéologique, qu’elle ne peut se révéler que dans un discours (le récit parabolique) porteur d’une ‘figure’ qui attend l’interprète.

Le poète dont parle le narrateur à la première page de SSS et le discours énigmatique de la dernière scène du roman illustrent ce point. Le fait de commencer un roman avec une figure de poète qui « coudé à la table de marbre, regardait monter la nuit, comme un lis. » (p.11), ce qui monte sous son regard (les récits qui vont suivre) ne prend que noir et blanc. Ainsi peut-être Sous le soleil de Satan privé de ses couleurs ne figurerait-il pas une certaine restriction de la vue, puisqu’on ne voit que deux couleurs opposées. De même qu’après une heureuse rencontre sur le chemin de Desvres, les deux protagonistes voient monter l’aube livide, au lieu du soleil levant (resplandissant) qu’ils désirent voir (p.157), ainsi, sous le soleil de Satan, les personnages montent sur la scène, privés de leur capacité de vue, ils confondent tout dans la même couleur, gris. Ce poète dont parle l’auteur ne revient pas dans la suite du roman. Commençant son livre avec cette mention du discours poétique, détachant ce passage avec ce qui suit (comme s’il parlait à la cantonade dans un théâtre), l’auteur, installe une dispositif d’énonciation, comme s’il annonçait aux lecteurs le régime métaphorique ou parabolique du récit qui va suivre.

A la fin du roman, faisant émerger une parole du cadavre, l’énonciateur invite encore une fois le lecteur-énonciataire. Ces paroles, libérées, détachées de tout locuteur possible, naviguent désormais dans la sphère du monde langagier jusqu’à ce qu’elles trouvent leur place dans un coeur blessé par la force énonciative de ces paroles.

Pour finir ce travail, nous proposons ci-dessous un exemple parmi les multiples problématiques posées dans l’analyse de SSS, pour illustrer combien ce roman, loin d’être périmé, reflète, l’actualité du monde moderne.

Nous savons que la présence du maquignon (qui se dit ‘Lucifer’) a provoqué le scandale dès la parution de SSS. Au début de l’analyse de ‘la rencontre ténébreuse’, nous avons donc fait un détour pour voir comment les penseurs modernes conçoivent le problème du Mal en nous référant à deux spécialistes de cette question : P.Ricoeur, R.Girard. Ils ont tous deux conçus le mal comme une structure et l’ont décrite comme un cercle fermé : cercle de la rétribution, cercle mimétique. Pour sortir de l’emprise du mal, ils proposent le recours à un Tiers : par la logique du don ou par celle de la victime s’appellée ‘bouc émissaire’.

Ce phénomène du mal, cercle fermé, est admirablement décrit dans SSS à travers ses personnages ; à partir de leur parcours, nous avons pu construire une structure du mal qui enferme les personnages dans un cercle de mensonge et de faux, d’où s’élève le cri muet. De ce cercle du mal (bloqué par le mur du savoir), on ne peut sortir que par la surprise d’une rencontre-événement, pendant laquelle la parole et le désir s’harmonisent tant pour les personnages du roman que pour le lecteur, à condition que la force énonciative les perce (traverse).

Désormais l’acte de lecture n’est plus celui d’un lecteur qui lit un texte pour en savoir plus, mais d’un lecteur touché par les figures (parole) que transmet le discours (le récit parabolique), et qui devient porteur de la parole de la passion qui le presse.

Nous pouvons dire, alors, qu’à travers tous les discours (linguistique, pictural, musical, etc) se rencontre la ‘figure’ qui attend de moi, lecteur, un rôle d’interprète qui décèle la vérité... Ce lecteur peut être comparé au poète que décrit Bernanos dans la première page de SSS :

‘« Voici l’heure du poète qui distillait la vie dans son coeur, pour en extraire l’essence secrète, embaumée, empoisonnée. » 1010

Quel est ce poète, sinon un éventuel lecteur compétent que Bernanos attend (comme lui-même l’est devenu le premier 1011 ), pour saisir dans son écrit tout ce que les concepts ne peuvent exprimer ?

Cependant, ce que le roman livre au lecteur n’est justement pas le concept tout fait d’une vérité, d’une image d’un saint ou du mal, etc., mais une figure qui attend de lui (lecteur) d’être saisie comme une vérité inexprimable, ensuite d’être s’engagée pleinement dans la vérité révélée pour être le témoin de la vérité. C’est de cela que peut-être Denis Bertrand parle, quand il demande à propos de la parabole, d’‘incorporer cette vérité’, de l’assumer et de la faire sienne. C’est dans ce sens-là, qu’on peut parler d’un roman (SSS) comme d’un récit parabolique.

Et si on rencontre dans d’importe quel corpus (une chanson, un tableau de peinture, une publicité ou un symbole, etc.) un choc de la parole par ses représentations figuratives qui véhiculent et livrent au lecteur, à l’auditeur, au spectateur une vérité inexprimable, n’est-il pas un récit parabolique dans lequel la figure se fait jour et se donne à lire et à être interprétée ?

S’il en est ainsi, la lecture figurative devient précieuse pour une théorie et pour une pratique de la lecture où on voit naître le témoin de la vérité à partir d’un écart créé par la figure à travers une rencontre qui le surprend !

Notes
1009.

Parole–Figure-Parabole』, p.390

1010.

p.11

1011.

G. Bernanos rappelle ce poète dans Les grands cimitières sous la lune, dans EEC I, p.353 « Pourquoi à la première page du SSS celui du gentil Toulet ? C’est qu’en cet instant, comme en cet autre soir de septembre ‘plein d’une lumière immobile’, j’hésite à franchir le premier pas, le premier pas vers vous, ô visages voilés ! Car le premier pas franchi, je sais que je ne m’arrêterai plus, que j’irai, vaille que vaille, jusqu’au bout de ma tâche, (...) » Lorsque Bernanos l’écrit c’est 12 ans après sa réalisation de SSS. Par là, l’auteur ne témoigne-t-il pas que lui-même est devenu lecteur-interprétateur de sa propre écriture.