3. Discussion : évolution des industries lithiques à Tell Ain el-Kerkh durant le Néolithique

3.1.Acquisition et choix des matières premières

Le silex est la matière première principale pour les pierres taillées durant toutes les phases néolithiques à Tell Ain el-Kerkh. À part les silex, d’autres matières premières, comme l’obsidienne, le calcaire, le basalte et le quartz, ont aussi été utilisées pour les industries lithiques mais, hormis les obsidiennes, elles sont en quantité très réduite. Les obsidiennes sont des roches volcaniques qui ont été importées d’Anatolie. La fréquence de cette matière première est presque toujours la même, de 5 à 10 % de l’ensemble lithique dans chaque couche, sauf dans les couches 5 et 4, où leur proportion atteint environ 15-18 % (Tableau 3.147). D’après l’analyse chimique d’échantillons de Tell Ain el-Kerkh, les sources principales de l’obsidienne de Kerkh sont des sources d’Anatolie centrale, comme Göllü Dağı et Nenezi Dağ, des spécimens provenant des sources d’Anatolie orientale sont aussi présents mais très rares. Cette prédominance d’obsidiennes de l’Anatolie centrale était une tendance régionale durant le PPNB jusqu’au début du Néolithique céramique, ce qui a aussi été attesté à Tell el-Kerkh 2, un site voisin de Tell Ain el-Kerkh 139 .

Tableau 3.147 Tell Ain el-Kerkh. Proportion de silex et d’obsidienne dans les industries lithiques.
période couche silex % obsidienne % total par couche total par période
El-Rouj 2a/2b
1 2481 93.6 169 6.4 2650
2 2203 94.6 126 5.4 2329
4979
El-Rouj 1b
3 1313 90.5 138 9.5 1451
4 3711 81.2 860 18.8 4571
5 1748 84.2 327 15.8 2075
6 2938 89.9 329 10.1 3267
11364
El-Rouj 1a
7 1304 91.3 124 8.7 1428
8 233 90.3 25 9.7 258
9 1321 89.0 164 11.0 1485
10 182 97.8 4 2.2 186
3357

Un caractère essentiel des silex utilisés à Kerkh est la variabilité des groupes (Fig. 3.56) : d’après la nuance et l’aspect macroscopique du grain, nous pouvons les classer en 10 groupes. Les sources n’ont pas toutes été identifié mais nous pouvons souligner trois points grâce à nos prospections (pour le détail voir les paragraphes sur la prospection géologique). Premièrement, ces différents groupes de silex proviennent probablement de sources différentes. Deuxièmement, il n’y a qu’une source près du site à Ainata (groupe 6) dans le bassin du Rouj. Et troisièmement, il y a plusieurs sources dans les Jabal autour du bassin (Jabal Zawiyeh, Jabal Oustani, Jabal Ansaliyeh), où notamment de grands rognons sont disponibles. Les résultats obtenus jusqu’à présent suggèrent que les silex de Kerkh, hormis le groupe 6 d’Ainata, sont extérieurs au bassin du Rouj.

Fig. 3.56 Tell Ain el-Kerkh. Evolution de groupes de silex durant les périodes El-Rouj 1a – 2a/2b.

À en juger par la présence des pièces corticales et des préformes de nucléus, dans la plupart des cas, les silex ont été importés sous la forme de blocs bruts ou de pièces plus ou moins préparées. Par contre, les silex très peu abondants comme le silex violet, ils se retrouvent toujours sous la forme de lames ou éclats, ce qui indique qu’ils ont probablement été importés sur le site sous la forme de produits finis.

Le mode d’acquisition de la matière première, comme le suggèrent généralement les études ethnologiques, pouvait être de trois types : soit il s’agit d’expéditions particulières pour chercher les matières premières sur les sources (special purpose procurement par Gould et Saggers 140 ) ; soit la recherche de matières premières est combinée avec les stratégies de subsistance (embedded in basic subsistence par Binford 141 ) ; soit ce sont des échanges avec d’autres groupes (Renfrew). Les sources de silex extérieures au bassin que nous avons trouvées se situent de 10 à 20 km à vol d’oiseau de Kerkh. Ce n’est pas très loin du site mais elles sont souvent au sommet du Jabal, 600 à 1000 m de hauteur, ce qui indique que ces sources n’étaient pas aisément accessible à tous.

Les analyses de matériel de Kerkh montrent que, surtout concernant le débitage laminaire, les blocs semble avoir été choisis selon plusieurs critères : probablement la forme, le volume et la qualité des blocs (texture et homogénéité). En plus, à partir de la période El-Rouj 1b, les gens choisissent apparemment des silex différents en fonction du débitage ou de l’outil. Dans ce contexte, les gens de Kerkh, plus précisément les tailleurs eux-mêmes, qui connaissent les blocs adéquats pour le débitage laminaire, sont probablement allés sur les sources et ils ont rapporté les blocs sur le site. À Kerkh, le mode d’acquisition du silex était semble-t-il plutôt des expéditions particulières.

L’acquisition de silex par échange, dans la plupart des cas n’étaient probablement pas courant à Kerkh : les silex ont manifestement été utilisés pour des outils essentiels aux diverses activités quotidiennes et les gens avaient probablement besoin d’un approvisionnement régulier. Cependant, pour les silex très peu nombreux et apparemment non locaux comme les silex violets, il est possible que les artefacts aient été apportés par échange avec d’autres groupes.

Malgré la présence d’une source disponible très proche de Kerkh (groupe 6), les tailleurs de Kerkh ont recherché plusieurs silex différents, extérieurs au bassin. C’est probablement parce que les silex d’Ainata (groupe 6) n’étaient pas d’assez bonne qualité, notamment pour la production laminaire : les dimension des blocs sont relativement petites par rapport à celles d’autres sources, de 10 à 20 cm, et de plus, leur texture est moins silicifié avec souvent des inclusions et des fissures.

Pour le débitage laminaire bipolaire, des silex divers à grain fin sont généralement choisis à toutes les phases. Cette tendance persiste même lors du Néolithique céramique (période El-Rouj 2c), où l’utilisation du silex en galet d’Ainata devient beaucoup plus importante qu’aux périodes précédentes. La liaison forte entre le débitage bipolaire et les silex à grain fin recueilli sous forme de rognons est assez courants pour le PPNB au Levant. Ce choix de silex est probablement lié à une demande technologique : un silex de bonne qualité, homogène, avec un certain volume est nécessaire pour effectuer et continuer l’exploitation régulière des nucléus bipolaires.

À partir de la période El-Rouj 1b, les silex peu silicifiés ont commencé à être utilisés (Fig. 3.56), et ils sont manifestement liés à l’apparition du débitage laminaire unipolaire. À la différence du cas du débitage bipolaire, pour l’instant il est difficile de suggérer la raison du choix de ce silex. En ce qui concerne la possibilité d’une demande technologique, il y a un problème de technique de taille. Comme nous l’avons déjà mentionné, les lames unipolaires de Kerkh sont presque toujours obtenues par une technique standardisée : probablement par pression ou percussion indirecte. À notre connaissance, le silex peu silicifié n’est pas plus approprié que d’autre types de silex à ces techniques en raison de sa dureté : ce type de silex est apparemment plus dur que le silex bien silicifié et il semble qu’il ne soit pas facile de débiter des lames, notamment par pression. Par ailleurs, dans le cas du débitage unipolaire de lamelles à Kerkh, qui est technologiquement comparable au débitage unipolaire de lames, le silex à grain fin ou l’obsidienne sont par contre sélectionnés pour ce débitage lamellaire. Ainsi, la sélection du silex peu silicifié pour le débitage laminaire unipolaire à Kerkh ne semble pas provenir d’une nécessité technologique.

Par ailleurs, peut-on dire que le silex peu silicifié est choisi en raison de la fonction des outils façonnés sur lame unipolaire ? Il s’agit des éléments de faucille qui sont majoritairement façonnés sur ces lames. Cette hypothèse ne semble pas non plus très probable. À partir des études expérimentales de moissons avec faucille, les éléments de faucille ne nécessitent pas certains types de silex : tous les types de silex semblent efficaces pour les éléments de faucille. En fait, les silex à grain fin et bien silicifié sont plus souvent utilisés pour les éléments de faucille tant dans les phases de Kerkh autres que les phases d’El-Rouj 1b et 2a/2b, que sur d’autres sites du Proche-Orient.

En outre, la facilité d’accès aux sources de silex peu silicifié ne peut pas être un facteur particulier. Selon nos prospections des sources de silex, les silex peu silicifiés sous forme de rognons ne sont pas disponibles près du site mais ils proviennent probablement de Jabal autour du bassin, comme les rognons de silex à grain fin.

Nous avons examiné trois hypothèses concernant le facteur principal de choix du silex peu silicifié, mais aucune ne semble se vérifier. Par ailleurs, à en juger par les résultats de Kerkh pendant toutes les phases d’occupation néolithique et sur les sites voisins, cette liaison forte entre le silex peu silicifié et le débitage laminaire unipolaire est une caractéristique limitée dans le temps au PPNB récent et au début du Néolithique céramique et il s’agit également d’une caractéristique régionale 142 . À partir de ces données, cette sélection de silex peu silicifié pourrait avoir une cause culturelle.

Notes
139.

Maeda 2003.

140.

Gould et Saggers 1985.

141.

Cf. Binford 1979.

142.

Arimura 2003b.