3.4. Évolution de système de la production lithique

Nous avons pu reconnaître une évolution des systèmes de production lithique à Kerkh à travers à reconstitution des chaînes opératoires de chaque période (supra). Pour les phases étudiées en détail dans cette étude, il y a une différence remarquable entre les systèmes de la période El-Rouj 1a et ceux des périodes plus récentes (El-Rouj 1b et 2a/2b). Dans la période El-Rouj 1a (PPNB ancien), le débitage laminaire bipolaire joue un rôle principal pour le façonnage des outils (Fig. 3.15). Par rapport aux périodes suivantes, le système de la production lithique de cette période peut être considéré comme peu varié. Le système des périodes plus tardives (PPNB récent et début du Néolithique céramique) est plus compliqué, composé de trois chaînes opératoires principales (Fig. 3.37) : le débitage laminaire bipolaire pour le façonnage d’outils divers (1er chaîne opératoire), le débitage laminaire unipolaire pour le façonnage des éléments de faucille (2e chaîne opératoire), le débitage lamellaire unipolaire pour le façonnage des outils concernant le travail des objets en pierre (3e chaîne opératoire). Lorsqu’on compare ce système avec celui de la période El-Rouj 1a, on constate que les 2e et 3e chaînes opératoires sont des éléments nouveaux dans le système de la production lithique à partir de la période El-Rouj 1b. Chaque étape dans ces chaînes opératoires, de l’acquisition de la matière première au façonnage des outils, est assez particulier et peut être bien distinguée de celles observées dans la première chaîne opératoire. En particulier, à en juger par le très peu de variété des outils fabriqués dans ces chaînes opératoires (respectivement éléments de faucille ou outils concernant le travail des objets en pierre), on peut les interpréter comme des productions lithiques très spécialisées.

Lorsque l’on essaie de comprendre le fond de ce changement de système de la production lithique à Kerkh, la date à laquelle il se produit est important : il a eu lieu dans la période El-Rouj 1b (PPNB récent). Plusieurs chercheurs ont suggéré que le PPNB récent, entre 7600-7000 cal. BC (8600-8000 BP), est une période où de grands changements socio-économiques se produisent dans tout le Levant. Un des principaux exemples de ce changement est le changement concernant les installations : il s’agit d’une part de l’abandon de plusieurs sites du PPNB moyen, d’autre part des sites très vastes, parfois plus de 10 ha, apprissent pour la première fois au Levant. L’apparition de grands sites au PPNB récent peut-être interprétée comme le reflet d’une augmentation de population grâce à l’adoption généralisée de l’agriculture et de l’élevage des animaux comme moyen de subsistance. Evidemment, la domestication des plantes et des animaux elle-même a déjà commencé dans au 9e millénaire cal. BC (PPNB ancien), mais le moment où la subsistance des villages dépend plus fortement de ces deux activités est probablement plus tardif, dans la 2e moitié du 8e millénaire cal. BC (PPNB récent).

Dans ce contexte historique, l’apparition de nouvelles chaînes opératoires de production lithique à Kerkh semble être liée au développement socio-économique du PPNB récent. L’augmentation des éléments de faucille, qui sont exécutés dans la 2e chaîne opératoire, est un phénomène caractéristique à partir de la période El-Rouj 1b, et cela indique probablement que l’activité de moisson des céréales utilisant la faucille est plus importante qu’avant, comme on l’a déjà remarqué. On peut supposer, à cause de cette situation, que à partir de cette période (PPNB récent) l’agriculture des céréales doit probablement jouer un rôle beaucoup plus important dans l’alimentation à Kerkh que dans la période plus ancienne. En plus, l’élevage des animaux est peut-être aussi lié à la moisson plus importante des céréales. Selon les études en cours sur la faune de Kerkh, nous pouvons observer une évolution graduelle vers la domestication des animaux (chèvre, mouton, bœuf, cochon) dans la période El-Rouj 1b. La paille était donc probablement nécessaire en plus grande quantité que précédemment. Ainsi, nous pouvons penser que les faucille ont aussi été utilisées pour collecter des plantes siliceuses comme fourrage des animaux domestiques.

Par ailleurs, l’apparition des outils réalisés dans la 3e chaîne opératoire (micro-perçoirs et lames à bord émoussé) est à mettre en rapport avec un travail artisanal intensif sur le site. On a des preuves que le travail des objets en pierre effectué à Kerkh, surtout pour la parure, devient de plus en plus courant à partir de la période El-Rouj 1b. En conséquence, les outils spécialisés pour ce travail étaient recherchés et cela semble avoir suscité l’établissement d’une telle chaîne opératoire dans le système de production lithique. Ainsi à Kerkh, comme sur plusieurs autres sites PPNB, l’activité artisanale était plus intensive qu’aux périodes précédentes 153 . En particulier, le nombre de sites attestant d’une prouves production de perles à grande échelle semble augmenter au Levant à partir du PPNB moyen 154 . Par rapport à la situation dans l’épipaléolithique, la production de la parure en pierre au Néolithique peut être considérée comme le travail le plus évolué aux niveau du façonnage et de la quantité des productions : cela peut-être est le reflet de l’apparition de nouvelles valeurs sociales liée à l’intensification du sédentarisme au cours de la Neolithisation 155 .

Bien que l’étude du matériel des phases suivantes du Néolithique céramique (El-Rouj 2c et 2d) soit en cours, la période El-Rouj 2d (fin du Néolithique céramique) est aussi une époque remarquable car un autre changement profond dans le système de production lithique a lieu à Kerkh. Ce changement est caractérisé par la disparition des débitages laminaires et l’apparition de nouveaux types d’outils. À la période précédente, El-Rouj 2c (phase moyenne du Néolithique céramique), le déclin graduel du débitage laminaire bipolaire peut être observé pour la première fois, mais en même temps la tradition de l’industrie lithique de la période précéramique, comme les débitages laminaires unipolaires et la forme des outils, persistent (Fig. 3.54). Par rapport à cette situation, le changement de la période El-Rouj 2d le plus important concerne la disparition des traits caractéristiques des industries lithiques précédentes.

Les changements dans le matériel lithique à la période El-Rouj 2d a, semble-t-il, des rapports avec l’influence de la culture orientale, la culture Halaf : comme on l’a mentionné, les nouveaux types d’outils comme les outils bifaciaux et les éléments de faucille semi-circulaires, qui sont typiques dans les niveaux néolithiques céramiques (pré-halaf) ou halafiens dans le nord de la Syrie, apparaissent à Kerkh (Fig. 3.55). En outre, on peut aussi observer cette influence dans divers matériaux archéologiques (la céramique, les sources d’obsidienne) autres que les industries lithiques en silex, et cela indique que la culture Halaf a largement influencé le système culturel dans le nord-ouest de la Syrie. Par ailleurs, peut-on supposer d’autres facteurs de ce changement ? Le changement dans le matériel lithique est un phénomène général, qui est observé partout au Levant durant le PPNB récent et le Néolithique céramique (pour les détails sur les autres sites, voir la chapitre V : conclusion générale). On a tendance à l’interpréter en rapport avec le déclin ou le changement des modes de chasse 156 . Pour le cas de Kerkh, cette hypothèse ne semble pas valide. On n’observe pas de changement de niveau économique entre la période El-Rouj 2d et les périodes précédentes : la stratégie villageoise de l’alimentation est toujours basée sur l’agriculture des plantes et l’élevage des animaux et ceci depuis la période El-Rouj 1b (PPNB récent), et les animaux chassés comme la gazelle et le cerf sont aussi présents mais en quantité limitée comme aux périodes précédentes.

Notes
153.

Cf. La production de bracelets de grès en grande échelle a été révélé à Ba’ja, un PPNB récent site en Jordan (Gebel and Bienert 1997 ; Bienert and Gebel 2004).

154.

Arimura 2001.

155.

Wright and Garrard 2003.

156.

Cf. Nishiaki 1993 ; Akkermans and Schwarz 2003 : 132.