2.2.1. Débitages bipolaires

Le débitage laminaire bipolaire est la caractéristique commune la plus remarquable des industrie lithiques PPNB du Levant. Autrement dit, l’horizon PPNB est marqué par des sites utilisant le débitage bipolaire.

L’évolution de la technologie de taille depuis le Paléolithique a concerné l’amélioration des produits laminaires : on s’est appliqué à obtenir des supports allongés plus réguliers et plus rectilignes. Dans ce contexte, les débitages laminaires utilisant des nucléus à deux plans de frappe opposés ont été adoptés au Paléolithique supérieur et à l’Epipaléolithique 321 (Fig. 6.6 : 1-3). L’avantage des nucléus à deux plans de frappe semble être la facilité de modification de la surface de débitage à partir du plan de frappe opposé : des lames sont débitées à partir d’un seul plan de frappe et l’autre plan de frappe sert au nettoyage de la surface débitée ou à la correction distale d’une lame.

Fig. 6.6 Nucléus bipolaires au Levant du Paléolithique supérieur au PPNB. 1-2 : nucléus bipolaires du Paléolithique supérieur de Raqefet VIII en Palestine (d’après Sarel and Ronen 2003 : Fig. 7.4). 3 : un nucléus bipolaire du Kébarien Géométrique de Nadaouiyeh 2 en Syrie (d’après Abbès 1998 : Fig.1 : 1). 4 : la reconstitution de l’extraction d’une lame prédéterminée sur un nucléus naviforme de Dja’de el-Mughara d’après Abbès 1998 : Fig. 3).

D’après nos connaissances actuelles jusqu’à présent pour la région levantine, durant la fin du PPNA et le début du PPNB, ce sont les tailleurs des sites du Moyen Euphrate qui ont pour la première fois amélioré le débitage bipolaire. Dans cette région, ils ont adopté le concept de prédétermination des lames pour obtenir une lame pointue avec un profil rectiligne (Fig. 6.6 : 4). Les lames ont systématiquement été débitées à partir de deux plans de frappe opposés. L’apparition de ce système de débitage bipolaire est le trait caractéristique le plus important des industries lithiques du PPNB, différent des autres débitages pratiqués aux périodes précédentes et qui utilisaient des nucléus à deux plans de frappe opposés. Les débitages bipolaires du type PPNB sont observés partout dans le Levant nord jusqu’à la dernière phase du PPNB ancien (supra).

Les débitages bipolaires depuis le PPNB moyen sont caractérisés par l’accroissement de la taille des lames. Selon F. Abbès, cette évolution du débitage bipolaire résulte d’un changement dans l’intension de la taille : le cintrage accentué de la surface de débitage était intentionnellement créé par l’extraction de lames latérales larges qui éliminaient les flancs du nucléus, ce qui permettaient d’obtenir des lames centrales plus larges et plus épaisses que celles du PPNB ancien. Par ailleurs, le surcreusement causé par l’extraction des lames centrales épaisses nécessite une modification de la surface débitée après chaque extraction de lames centrales : d’autres types de lames (lames de correction dans cette étude) sont donc impérativement débitées, ce qui conduit à une augmentation nette de ces lames (par exemple les lames en upsilon). Ce changement est aussi corroboré par l’étude de Kerkh : par rapport aux lames de la phase du PPNB ancien (El-Rouj 1a), les lames sont plus larges et plus épaisses et les lames de correction sont plus nombreuses dans la phase PPNB récent (El-Rouj 1b). En outre, les données de Kerkh suggèrent que les blocs d’origine utilisés à la phase PPNB récent étaient déjà plus grands que ceux utilisés à la phase PPNB ancien. Cela peut être une des raisons de l’augmentation de la taille des lames bipolaires à partir du PPNB moyen : comme nous l’avons mentionné ci-dessus, de nouvelles sources de silex sont intensivement exploitées durant le PPNB et il semble que les grands rognons soient devenus plus aisément disponibles, grâce à la découvert de ces nouvelles sources.

Il ne semble pas y avoir une grande diversité régionale dans les débitages bipolaires au PPNB : le mode de mise en forme du nucléus et de détachement des lames était généralement commun à l’horizon PPNB. Trois formes de nucléus bipolaires (Fig. 6.7) sont observées partout au Levant nord : la différence entre ces formes est probablement liée aux formes des blocs d’origine comme nous l’avons précédemment évoqué.

Fig. 6.7 Trois formes de nucléus bipolaires à lames ; 1-3 : nucléus naviformes, 4-5 : nucléus à crête postéro-latérale, 6 : nucléus à dos cortical. 1 : Kaletepe (d’après Balkan-Atlı et al. 1999), 2 : El-Kowm (d’après Cauvin M.-C. 1994), 3, 6 : Jericho (d’apres Crowfoot Payne 1983), 4 : Munhata (d’après Gopher 1989), 5 : Göbekli (dessin original d’une collection de surface entreposée à l’Université Istanbul).

Le débitage bipolaire par la méthode Douara paraît représenter pourtant une diversité régionale. Pour l’instant, les sites qui attestent cette méthode sont géographiquement situés dans le Jezireh et la Syrie intérieure (bassin de Palmyre) et appartiennent du PPNB moyen à la fin du PPNB. Les traits généraux de cette méthode ont été bien exposés par Y. Nishiaki. Cependant la question importante est de savoir pourquoi cette méthode s’est développée, méthode qui se différencie du débitage bipolaire classique mais cette question n’a pas eu de réponse. En particulier, les lames produites par cette méthode sont forcément torses, ce qui s’oppose au but du débitage laminaire, qui est d’obtenir les lames rectilignes et symétriques. La compréhension de cette méthode nécessite des recherches futures.

Il faut considérer la raison de l’adoption du débitage bipolaire au Levant au PPNB. Étant donné que dans les régions voisines de la Mésopotamie et du Zagros les débitages bipolaires comparables à ceux du Levant n’existent quasiment pas, cela suggère que l’adoption de ces débitages au Levant a probablement une raison culturelle. Plusieurs chercheurs ont déjà évoqué une liaison forte entre ces débitages et l’apparition des grandes pointes de projectiles 322 . Dans cette étude, nous avons aussi constaté cette liaison particulière : les produits recherchés dans le débitage bipolaire, les lames centrales prédéterminées, sont plus fréquemment sélectionnées pour les pointes que pour d’autres outils. Cette tendance est plus nettement observée au début (Cf. Phase I de Dja’de) et à la fin de la période (Cf. El-Rouj 2c de Kerkh), quand le débitage bipolaire était pratiqué. À la Phase I de Dja’de (début du PPNB ancien), bien que les industries lithiques soient basées sur la production des lames, les lames centrales prédéterminées de type PPNB sont encore rares dans le débitage laminaire. Malgré cette rareté des lames centrales prédéterminées, ces lames sont souvent sélectionnées pour les pointes. Une situation similaire est observée, mais dans un contexte différent, à la phase moyenne du Néolithique céramique de Kerkh (El-Rouj 2c). Ici le débitage bipolaire ne joue plus le rôle principal dans la fabrication des supports d’outils. Cependant, les pointes d’Amuq sont exceptionnellement façonnées sur lame bipolaire : le débitage bipolaire a continué à être utilisé pour réaliser les supports de pointes à cette époque.

Pour d’autres phases, il est vrai que la proportion des lames centrales prédéterminées pour les pointes est plus élevée que pour les autres outils, mais en même temps c’est aussi une tendance relative : les lames centrales prédéterminées ne sont pas sélectionnées uniquement pour les pointes mais aussi pour d’autres outils. Par ailleurs, il faut noter que d’autres types de lames (lames latérales) sont elles aussi parfois choisies pour les pointes. Ces faits indiquent que les lames centrales prédéterminées ne sont pas exclusivement sélectionnées pour le façonnage des pointes.

En bref, d’après ces observations, nous suggérons que les débitages bipolaires de type PPNB ont principalement été inventés pour les supports des pointes de projectiles ; mais au cours de la Néolithisation, ils sont devenus des supports pour des outils à usages divers.

Par ailleurs, Nishiaki interprète le développement du débitage bipolaire au PPNB en relation avec l’activité de chasse 323 . Selon lui, les pièces bifaciales, qui sont des préformes de nucléus bipolaires (naviformes), sont pratiques comme nucléus portables pour les expéditions de chasse : il suggère que les tailleurs ont pu produire des lames lors de leurs déplacements en fonction des nécessités. Cependant, les données disponibles pour la plupart des sites du PPNB ne semblent pas corroborer cette hypothèse. Premièrement, la production des lames était une activité effectuée dans le village : des nucléus et des produits de débitage ont été recueillis sur les sites, montrant même parfois la présence d’ateliers dans le village. Deuxièmement, la fabrication de pièces bifaciales comme les préformes ne sont qu’un des choix pour la mise en forme du nucléus bipolaire. Des blocs idéaux sont directement utilisés pour les nucléus avec peu de modifications.

Notes
321.

Sarel and Ronen 2003 ; Abbès 1998.

322.

Cf. Inizan et Lechevallier 1994 : 29 ; Abbès 2003.

323.

Nishiaki 1993.