Lorsque Flaubert écrivit, à la fin du dix-neuvième siècle, dans son Dictionnaire des Idées reçues, que la fonction de ministre représentait le « dernier terme de la gloire humaine » 1 , il percevait, par cette formule ramassée, en un habile dosage d’ironie et de discernement, la brutale coexistence entre notoriété et sujétion. Le ministre serait ainsi un paradoxe, à la fois premier et second, serviteur et maître, supérieur et subordonné. Cette saisissante aporie peut être considérée comme le point de départ de la présente étude, dont le cadre, avant que de trouver ses formes juridiques, se nourrit en premier lieu des différentes manifestations, sémantiques, symboliques, politiques, d’une telle singularité.
Le mot même, de par sa provenance, paraît vouloir signifier l’ambiguïté. Le ministre, de minus, minister, est l’inférieur, le serviteur, en opposition au magister, le maître 2 . Les dictionnaires juridiques définissent d’ailleurs le ministre comme étant simplement un membre du Gouvernement 3 . Mais le ministre est, dans le même temps, un « homme public chargé des principales fonctions du gouvernement » 4 , et l’autorité dirigeant le plus souvent un ensemble de services de l’administration 5 . Au sens du droit canon, les différents « ministères » témoignent également de ce double caractère. Au titre des ministères institués, le Ministère de la parole de Dieu (divini verbi ministerium) correspond ainsi à la charge exercée par une autorité subordonnée « dont la capacité à l’exercer provient soit du baptême et de la confirmation (…), soit de l’ordre (…) » 6 . De même, le ministre du sacrement, dans l’hypothèse d’une concession, peut voir cette dernière révoquée 7 . Cependant, dans les deux cas cités, bien qu’étant au service du culte, et agissant au nom de Dieu, le ministre est une autorité suprême dans le cadre de cette charge, de cette fonction, de cet office 8 .
Dans le cadre politique, l’ambivalence se retrouve encore au plan des préséances, du protocole, de l’étiquette. De manière générale, la place du ministre au sein des institutions de la Ve République est plus modeste qu’elle ne l’était naguère. Et, au plan protocolaire, il passe ainsi du troisième rang dans l’ordre des préséances 9 au cinquième rang 10 . La fonction ministérielle jouit pourtant d’un indéniable prestige, symbolisé par des postures, une geste, une tenue, un statut, que l’œuvre du temps ne semble pas avoir entamé 11 . Naguère, Louis Damon intéressait ainsi nombre de lecteurs en brossant savamment le portrait des ministres et des ministrables 12 . De même, Jean Estèbe, se penchant sur les caractéristiques des ministres au tournant du dix-neuvième siècle, repère certains attributs propres au ministre français, puisant dans une tradition nationale qui imprègnera durablement la fonction 13 . Cette renommée est directement liée à ce titre de ministre, que les titulaires conservent à vie 14 , et qui s’accompagne, ainsi que l’a formulé J. Rigaud avec ironie, de « toute une liturgie [qui] est là pour leur donner à chaque instant la preuve rassurante de leur existence et de leur poids » 15 . Sans doute par une sorte d’atavisme, l’opinio communis loue, craint et porte cette image. Le langage populaire fourmille d’expressions invoquant la puissance ministérielle. L’on jalouse ainsi celui qui perçoit ce que l’on pense être « un salaire de ministre », et conduit « une voiture de ministre ». Tel autre est encore soupçonné d’avoir « un train de vie de ministre ». L’influence de telle personne est jugée grande du fait qu’elle bénéficie de « l’oreille du ministre » et a « ses entrées au ministère ». L’on raille enfin la béatitude et le contentement dans lesquels tout titulaire d’un quelconque maroquin est censé baigner… 16
De façon également saisissante, les périodes électorales ont ce mérite de rappeler combien la fonction ministérielle présente à la fois de servitude et de grandeur. Tel ministre candidat à la magistrature suprême tente de se dégager de l’emprise tutélaire du chef de l’État, de supplanter un Premier ministre qui, pour rival qu’il soit, n’en demeure pas moins le chef d’un Gouvernement. Le ministre important s’appuie sur un bilan, celui de ses services, mais ne peut dénigrer les résultats du Gouvernement dans son ensemble. Il fait valoir sa réussite personnelle, mais ne peut manquer d’y associer ses collègues. Il affirme sa volonté… qui ne peut être différente de celle du Gouvernement tout entier. C’est qu’en effet, dans cette curieuse course individuelle en équipe, le ministre ne peut faire fi de sa position très particulière.
Ce premier constat désordonné, ces premières impressions confuses, seraient secondaires, ou anecdotiques, si l’ambiguïté ainsi soulevée ne trouvait pas une résonance juridique, une équivalence institutionnelle qui a suscité notre intérêt ( I ). L’organe ministériel permettrait ainsi de comprendre, dans le cadre d’une conception systémique de l’institution étudiée, comment le ministre, dévalorisé dans ses compétences et dans son statut, acquiert néanmoins le pouvoir qu’appelle sa fonction ( II ). Une telle approche révèle alors certains enjeux, soulevés par la question de l’ajustement entre condition et fonction du ministre ( III ).
FLAUBERT (Gustave), Dictionnaire des idées reçues, éd. des Mille et une nuits, 1993, 95 p.
Dictionnaire de l’Académie française, 8ème éd., p. 2190.
CORNU (Gérard) (Sous la direction de), Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, éd. PUF, coll. « Quadrige », 4ème éd., 2003, 951 p., p. 568.
Le Littré (Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré), 2ème éd.
CORNU (Gérard) (Sous la direction de), Vocabulaire juridique, op. cit., p. 568. L’expression « département ministériel » n’a pas toujours correspondu à la même réalité. Reflétant le plus souvent aujourd’hui une conception matérielle, l’appellation désignait autrefois « la partie du territoire et les pays étrangers voisins à l’égard desquels chaque secrétaire d’État avait compétence avant que l’un d’eux se spécialisât dans les affaires étrangères, et que progressivement les affaires intérieures fussent rassemblées » (FOYER (Jean), « Les ministres entre eux : hiérarchie et collégialité », Pouvoirs, n° 36, janvier 1986, pp. 103-116, p. 104).
WERCKMEISTER (Jean), Petit dictionnaire de droit canonique, éd. du CERF, 1993, 235 p., pp. 138-139 (préface de Jean Gaudemet).
SÉRIAUX (Alain), Droit canonique, éd. PUF, coll. « Droit fondamental », 1996, 902 p., p. 523.
Le Petit Robert, grand format, 1996, p. 1412.
Décret du 16 juin 1907 faisant suite au décret du 24 messidor an XII.
Décret du 2 décembre 1958, article 1er.
V. par exemple une étude générale de Claudine HAROCHE sur « Le gouvernement des gestes et des postures au fondement des institutions », in Geneviève KOUBI et Isabelle MULLER-QUOY (Sous la direction de), Sur les fondements du droit public. De l’anthropologie au droit, Bruxelles, éd. Bruylant, 2003, 294 p., pp. 201-220.
DAMON (Louis), Ministres et ministrables, éd. Henri Goulet Libraire-Éditeur, 6ème éd., 1926, 294 p.
Ainsi l’auteur remarque-t-il que « l’argent et le pouvoir économique ne sont pas tout, surtout dans un pays qui se flatte de détenir une primauté culturelle séculaire. Les dirigeants du régime veulent aussi occuper une place dans la république des lettres ; leur formation initiale, les professions qu’ils ont choisies ne les préparent-elles pas à cette tâche ? » (ESTÈBE (Jean), Les ministres de la République, 1871-1914, éd. Presses de la FNSP, 1982, 255 p., p. 185).
Les ministres ont droit à l’appellation de « Madame le (la) Ministre » ou « Monsieur le Ministre », qu’ils soient d’ailleurs ministres ou secrétaires d’État.
RIGAUD (Jacques), « Pouvoir et non-pouvoir du ministre », Pouvoirs, n° 36, janvier 1986, pp. 5-14, p. 7.
Selon le bon mot de CHAMFORT : « Je conseillerais à quelqu’un qui veut obtenir une grâce d’un ministre de l’aborder d’un air triste, plutôt que d’un air riant. On n’aime pas à voir plus heureux que soi » (Maximes et Pensées, Caractères et anecdotes, éd. Garnier/Flammarion, 1968, 203 p., p. 94).