A) Un contraste entre les compétences du ministre et l’ampleur de sa mission

Dans ses Études administratives, parues en 1859, Auguste Vivien dressait un portrait de la fonction ministérielle exprimant déjà les contradictions inhérentes à celle-ci. Il relevait ainsi, en premier lieu, qu’« un ministre, à l’égard du président, est dans la même position qu’un directeur général ou un préfet . C’est un grand fonctionnaire préposé, sous les ordres du chef de l’état, à la direction d’une ou de plusieurs parties du service public ». L’auteur notait cependant, en second lieu, l’importance de « la mission principale » des ministres, qui est de « diriger l’administration dans son ensemble, d’assurer sur tous les points de la République l’exécution des lois, d’y faire sentir l’influence des pouvoirs publics, d’y faire prévaloir les règles d’unité, de progrès et d’égalité, dont un bon gouvernement doit être le gardien et le promoteur ». Vivien semblait regretter ce décalage qui « renferme les ministres dans leurs attributions propres, et ne leur permet plus, en invoquant une responsabilité générale qu’on exagérait quelquefois, d’attirer à eux ce qui ne leur est pas expressément donné 18 par les lois ou les règlements » 19 . La mission du ministre impliquerait donc un certain nombre de moyens, constitutionnels, légaux, réglementaires, mais, ceux-ci ne lui étant pas nécessairement attribués, il lui faudrait les attirer à lui.

Hauriou, à la suite de Vivien, marquait la spécificité de la fonction ministérielle et la marge de liberté devant l’accompagner. Les autorités gouvernementales devraient en effet disposer de tous moyens juridiques leur permettant de faire appliquer les lois, « en créant les moyens administratifs nécessaires, en faisant des règlements explicatifs et complémentaires, en envoyant des circulaires, en organisant les moyens d’exécution, soit avec les services déjà existants, soit avec des services nouveaux (…). [Cette tâche] n’existerait pas si l’on ne faisait que des lois que les citoyens pussent appliquer eux-mêmes (…) ; elle existe parce qu’on fait des lois que les citoyens ne peuvent pas appliquer eux-mêmes, des lois pour lesquelles il faut un service de l’exploitation et parce que le parlement ne connaît pas de l’exécution des lois qu’il a votées » 20 . Cette donnée, qui semble perdurer à travers les Républiques, est également constatée par Lucien Sfez, reprenant les analyses du doyen de Toulouse. La réalité du pouvoir exécutif ne pourrait être observée par le seul prisme de l’institution présidentielle ou du Conseil des ministres. Elle reflète au contraire une force et une organisation complexes, dans laquelle le ministre joue un rôle plus important qu’il paraît. Ainsi, le pouvoir du seul chef de l’État « est sans poids (…) vis-à-vis des ministres (…) » 21 .

L’aboutissement d’un tel constat revêt un grand intérêt, car il en appelle à la nature même de la mission ministérielle. En effet, si le ministre doit disposer d’un certain pouvoir, c’est en raison de l’évolution même de la définition de la fonction exécutive. Ainsi que le rappelle Michel Troper, « au début de la Révolution française, la fonction exécutive était conçue comme étroitement subordonnée, consistant dans la simple et quasi mécanique application de la loi » 22 . Cependant, très rapidement, presque par une nécessité liée à la pratique même du pouvoir, la conception du pouvoir exécutif était amenée à évoluer. Un pallier fut encore franchi à partir du moment où des délégations de compétence purent être concédées, par la majorité parlementaire, au Gouvernement. Dès lors, il est apparu que « le pouvoir exécutif exprimait lui aussi une volonté » 23 .

Le fait est que la mise en œuvre du « service de l’exploitation » dont parlait le Doyen Hauriou, ne s’est pas toujours accompagnée de la reconnaissance et du cadre statutaire qui auraient facilité son exercice. Jacques Rigaud fera à nouveau, plus tard, le constat capital que « le décalage existe (…) entre cette image médiatique, cette apparence très forte du ministre, et la réalité institutionnelle beaucoup moins nette de l’entité ministérielle » 24 . Cette réflexion illustre la situation paradoxale d’un ministre investi d’une fonction requérant des compétences à la fois vastes et précisément déterminées, mais n’en bénéficiant pas en propre. Une constante du statut ministériel est en effet que le ministre se trouve soumis à des autorités auprès desquelles il puise son existence autant que ses prérogatives. Un retour à la Constitution de la IIIe République permet, par un reflet inversé de la situation actuelle, de saisir ce principe de soumission.

Notes
18.

Souligné par nous.

19.

VIVIEN (Auguste), Études administratives, éd. Guillaumin, 1859, rééd. INALF, 1961, tome 1er, 206 p., pp. 69-70.

20.

HAURIOU (Maurice), Principes de droit public, éd. L. Ternin, 2ème éd., 1916, 828 p., p. 716.

21.

SFEZ (Lucien), Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit administratif français, éd. LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », tome LXXI, 1966, 520 p., p. 83.

22.

TROPER (Michel), La théorie du droit, le droit, l’État, éd. PUF, coll. « Léviathan », 2001, 334 p., p. 158.

23.

Ibid.

24.

RIGAUD (Jacques), « Pouvoir et non-pouvoir du ministre », op. cit., p. 6.