A) Une approche évolutive et mécaniste du système institutionnel comme clé de compréhension de l’institution ministérielle

Une vision statique du donné constitutionnel laisserait imaginer une mise en œuvre littérale, sans aspérité, des compétences et des missions dévolues aux différents organes institutionnels, en vertu des dispositions du texte suprême. Dans cette optique, chef de l’État, Parlement, Gouvernement, juge constitutionnel agiraient dans les limites fixées à chacun par le biais des articles de la Constitution et de la loi organique. Certes, les dispositions constitutionnelles comportent des énoncés normatifs qui, bien que pouvant être interprétés, entraînent également un certain nombre d’actes et de conduites obligatoires. Il semble cependant utile d’élargir l’analyse, non à la seule étude des compétences juridiques, mais plus globalement à celle des pouvoirs, « entendus comme capacités d’agir et de produire des effets » 38 . Une appréciation dictée par le seul modèle normatif ignore en effet la mise en œuvre réelle du jeu institutionnel, qui présente souvent un décalage avec la volonté du Constituant. L’idée est aisément admissible qu’« aucun dispositif juridique – aussi perfectionné et performant soit-il – ne saurait dans le réseau de ses énoncés préfigurer l’état des choses à venir » 39 . Une telle dissonance, comme le fait remarquer le Professeur Troper, ne traduit pas nécessairement une violation du texte, mais tient simplement au fait que les compétences des différentes autorités « sont pour la plupart discrétionnaires, ce qui leur laisse un très large pouvoir d’appréciation » 40 .

Dans son étude relative aux Conventions de la Constitution, Pierre Avril a ainsi estimé que « la détermination du sens exact du texte de 1958 ne pouvait intervenir que postérieurement à son adoption ; nécessairement différée, elle se trouvait renvoyée à une décision ultérieure, ou plus exactement à l’ensemble des décisions par lesquelles les autorités compétentes fixent, en les appliquant, la portée des dispositions incertaines. Ces autorités peuvent être considérées comme les interprètes autorisés de la Constitution, puisque c’est elle-même qui les désigne pour la mettre en œuvre selon les modalités qu’elle établit » 41 . Le cas du ministre porterait ainsi témoignage du principe exposé par Burdeau selon lequel « l’idée de droit ne saurait prétendre à cette pureté de notion en elle-même accomplie dès qu’éclose au monde des idées », et l’institution ministérielle ne ferait alors que prendre part à « cette force qui l’insère dans des réalisations contingentes » 42 . Ainsi que l’exprime l’éminent auteur, « la finalité de la règle (…) impose l’organisation des moyens grâce auxquels le résultat vers lequel la règle oriente l’activité humaine sera réalisé » 43 . De ce point de vue, l’action du ministre dans l’utilisation de ses compétences peut participer, non seulement à cette organisation des moyens, mais plus encore à l’insertion de ceux-ci dans le système juridique. Sur ce point, Kelsen lui-même admettra sans difficulté que la Théorie pure du droit ne méconnaît nullement « la différence qui existe entre l’interprétation inhérente à chaque application du droit, pratiquée par l’organe institutionnel habilité à l’appliquer, c’est-à-dire l’interprétation par l’autorité juridique, et l’interprétation opérée par la science du droit » 44 . Ainsi, au plan de la réception par l’ordonnancement juridique de la norme interprétée par l’autorité compétente, cette interprétation « a toujours un caractère authentique, c’est-à-dire obligatoire, à la différence de [l’interprétation opérée par la science du droit] qui ne possède pas d’effet juridique et qui est pure connaissance » 45 .

L’intérêt de l’institution ministérielle apparaît alors de façon remarquable. Le dispositif institutionnel ne renseignant que très pauvrement sur le rôle du ministre, l’action de celui-ci peut se trouver quelque peu décalée au regard de la dévolution générale des compétences, ce qui prouve bien, pour reprendre la formule du Professeur Denys de Béchillon, que « le destin du droit, c’est de demeurer partiellement ineffectif » 46 . Mais cette ineffectivité n’obère pas la réalisation de la norme. Celle-ci se trouve seulement réadaptée pour s’insérer dans le système juridique. Il s’agit, pour reprendre la formule percutante de Bastien François, d’introduire « du jeu dans les règles du jeu » 47 .

Lorsque le ministre, par un ordre donné à une autorité subordonnée, par l’édiction d’une circulaire, d’une instruction, se place en mesure d’exercer un pouvoir dépassant le simple énoncé de la distribution des compétences, avec comme finalité une validation par le juge, il est possible de considérer cette action comme allant au-delà du simple fait. Il est même permis de penser qu’un pouvoir se trouve alors juridiquement consacré comme norme. L’assertion de M. de Béchillon semble confirmer cette conséquence de façon éclatante, car il convient de garder à l’esprit que « c’est avant tout parce que l’État parle en position d’autorité que ses normes sont munies d’une force obligatoire » 48 .

La façon de surmonter cette contradiction est alors de s’intéresser à l’essence même de la fonction ministérielle. Le statut du ministre semble certes se trouver en porte à faux avec les nécessités de sa fonction. Or, écrit Carré de Malberg, « il arrive toujours un moment où le droit devient impuissant à assurer, à lui seul, le bien de la communauté ou de ses membres, et où la législation positive, sentant son pouvoir expirer, doit, pour que ses buts soient atteints, faire appel aux lois de l’ordre moral et à la culture morale des citoyens » 49 .

Cependant, lorsque notre auteur parle du « droit [qui] devient impuissant », il ne considère pas pour autant que tout ce qui est extérieur à ce droit constitue nécessairement quelque chose de non juridique. Ainsi que l’a expliqué Georges Burdeau, « cet environnement ajuridique est assimilé par la puissance étatique » et « se retrouve en quelque sorte digéré par la règle de droit » 50 . Ce que le système institutionnel ne prévoit pas d’emblée, et de façon explicite, qui permettrait au ministre d’exercer sa fonction, ne se trouvera pas nécessairement exclu par l’ordonnancement juridique. Ainsi que le constate Jean-Louis Bergel, « tout ordre juridique constitue un ensemble hiérarchisé et solidaire de normes diverses, mais qui se rattachent les unes aux autres, interfèrent ou s’excluent, si bien que toute règle incompatible avec le système se trouve neutralisée ou éliminée par d’autres » 51 . L’acceptation d’actes ministériels normatifs dans le champ de la juridicité démontrerait donc, a contrario, la nécessité de leur usage par le ministre, et se traduirait par leur assimilation au sein de l’ordonnancement juridique.

La généralité, l’imprécision voire l’incertitude de la fonction exécutive du ministre semblent emporter par elles-mêmes l’émergence de moyens juridiques permettant son exercice. Le ministre ne saurait se résumer à un simple exécutant de la loi car, ainsi que l’avait très tôt analysé Carl Schmitt, « toute loi contient (…) un moment aléatoire (…), un moment d’arbitraire du contenu » 52 , obstacle qui « ne peut être résolu que par une décision logiquement non déductible de la norme » 53 . A ce stade, le pouvoir ministériel est en mesure d’exprimer, à travers ce type de « décisions », l’ensemble de ses potentialités, que ni le statut du ministre, ni la répartition des pouvoirs dans l’État, ne permettent de déduire. Si la condition ministérielle est impuissante à énoncer l’ensemble des actes juridiques du ministre et leurs conséquences, c’est donc qu’existe un pouvoir venant compléter cette condition.

Notes
38.

TROPER (Michel), La théorie du droit, le droit, l’État, op. cit., p. 153.

39.

CAILLOSSE (Jacques), « Droit et politique : vieilles lunes, nouveaux champs », Droit et Société, n° 26, 1994, pp. 127-155, p. 134.

40.

Ibid.

41.

AVRIL (Pierre), Les conventions de la Constitution. Normes non écrites du droit politique, éd. PUF, coll. « Léviathan », 1997, 202 p., p. 58.

42.

BURDEAU (Georges), Le pouvoir politique et l’État. Introduction à l’étude du droit constitutionnel, éd. LGDJ, 1943, 490 p., p. 144.

43.

Ibid., p. 146.

44.

KELSEN (Hans), « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? », Demokratie und Rechtstaat, Festschrift für Zaccharia Giacometti, Zürick, 1953, pp. 143-161, réédité in Droit et Société (traduction de Philippe Coppens), n° 22, 1992, pp. 551-568, p. 558.

45.

Ibid.

46.

BÉCHILLON (Denys de), Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, éd. Odile Jacob, 1997, 291 p., p. 61.

47.

FRANÇOIS (Bastien), Naissance d’une Constitution. La Cinquième République 1958-1962, éd. Presses de Sciences Po, 1996, 263 p., p. 184.

48.

Ibid., p. 184.

49.

CARRÉ DE MALBERG (Raymond), Contribution à la théorie générale de l’État (spécialement d’après les données fournies par le Droit constitutionnel français), tome 2, éd. Librairie de la Société du Recueil Sirey, 1922, 638 p., p. 623.

50.

Dans sa préface à l’ouvrage de Raymond CARRÉ DE MALBERG, La Loi, expression de la volonté générale, op. cit., p. VI.

51.

BERGEL (Jean-Louis), Théorie générale du droit, éd. Dalloz, 1985, 367 p., p. 122.

52.

Cité par Olivier BEAUD dans sa préface à l’ouvrage de Carl SCHMITT, Théorie de la Constitution, traduit de l’allemand par Lilyane Deroche, éd. PUF, coll. « Léviathan », 1993, 576 p., p. 28.

53.

ROUVILLOIS (Frédéric) (Textes choisis et présentés par), Le droit, éd. GF Flammarion, coll. « Corpus », 1999, 236 p., p. 140.