1) Un pouvoir ministériel ne pouvant s’appréhender par la seule étude des compétences

L’étude du pouvoir du ministre passe sans aucun doute, de façon centrale, par celle de ses compétences. D’ailleurs, dans son sens le plus strict, « pouvoir » est issu du latin potestas, qui signifie : « capacité d’agir » 54 , entendu au sens de compétence, habilitation. Le pouvoir est alors « l’aptitude à poser des actes déterminés que possède une personne ou un organisme, en vertu soit d’une disposition législative ou réglementaire, soit d’un contrat, soit d’un arrêt d’un tribunal, soit d’un testament ou d’un autre acte ayant une portée juridique » 55 . La compétence juridique correspond donc à l’attribution de prérogatives, effectuée par une règle de droit. Cette attribution peut « prévoir des actes purement matériels aussi bien que des actes juridiques : émission d’actes-règles ou de décisions individuelles » 56 . L’idée d’habilitation est également présente dans la définition issue du Dictionnaire encyclopédique dirigé par André-Jean Arnaud, comme étant la « capacité légalement reconnue à un sujet d’accomplir un acte juridique, que ce sujet soit une personne de droit public (compétence stricto sensu, relative à la création, à l’application ou à la sanction des règles de droit) ou de droit privé (capacité, droit, pouvoir) ». L’étymologie du mot, du latin competentia, renvoie à la notion de qualification 57 .

Or, si l’on cherche à déterminer le fonctionnement d’un organe, cette idée de qualification peut se révéler insuffisante. Elle serait imparfaite à un double niveau. D’abord, ce qui est qualifié au sens littéral, c’est-à-dire ce qui est écrit au sein d’une disposition, n’englobe pas nécessairement l’ensemble des actes et comportements que le titulaire de ladite compétence est en mesure d’inférer de son titre. Ensuite, dans le jeu institutionnel entendu comme système, les règles constitutionnelles et légales ne peuvent fixer de manière complète les organes « qualifiés » pour agir en toutes hypothèses et en toutes matières. Il existe dès lors des marges d’incertitude, des failles dans la mise en œuvre du système juridique, que la seule notion de compétence est impuissante à combler.

Par conséquent, l’étude des compétences et du statut du ministre est nécessaire, mais pas suffisante. Elle ne permet pas de rendre compte de l’étendue et de l’expression de son pouvoir. Si la compétence de l’autorité ministérielle correspond à son « aptitude juridique à prendre les actes correspondant à l’exercice d’une fonction gouvernementale, administrative (…) » 58 , la définition du pouvoir ministériel nécessite de se pencher sur l’attribution de telles compétences, mais pas seulement. Sans devoir ici pénétrer les déterminants psychologiques ni les manifestations sociologiques du phénomène de pouvoir 59 , il s’agit dans cette étude de s’intéresser aux pouvoirs juridiques permettant au ministre d’exercer sa mission. Il n’est d’ailleurs pas question de recenser ici, une à une, les compétences des ministres, ministres délégués et secrétaires d’État, de la même façon qu’avait pu le réaliser naguère Bonnaud-Delamare au sujet du préfet. Nous nous efforcerons, en revanche, de mettre en lumière les compétences des ministres mêmes lorsqu’elles apparaissent très précises et sectorielles, si cette mise en exergue semble de nature à appuyer et justifier un élément de la démonstration. En effet, certaines compétences ou, au contraire, incompétences du ministre, du fait soit de leur immuabilité, soit de leur spécificité, soit encore de leur transversalité, doivent être étudiées pour mettre en valeur les mouvements affectant l’exercice du pouvoir ministériel.

Le pouvoir est donc une notion plus large que celle de compétence. Il est également « la capacité d’amener une ou plusieurs personnes à agir, individuellement ou collectivement, d’une manière désirée» 60 . L’étude du pouvoir ministériel doit dès lors s’attacher à ses différents modes d’expression, s’intéresser aussi bien aux procédures, aux règles « constructives » dégagées par Duguit 61 , qu’au « produit », mis en valeur par Eisenmann 62 . Embrasser l’étendue du pouvoir du ministre de la Ve République engage à suivre Marcel Prélot : il y a, de façon sous-jacente au pouvoir, potestas, une puissance, potentia, de telle sorte que l’exercice du pouvoir, conféré par un texte, ne peut être compris que compte-tenu de la réalité de la puissance 63 . Cela signifie qu’il peut y avoir puissance sans pouvoir (entendu ici comme compétence) 64 . Il semble, pour ce qui nous intéresse, que le ministre détienne en certaines situations une « faculté de puissance » 65 , sans pour autant détenir une compétence conférée par un texte de manière directe, immédiate.

L’insuffisance de la notion de compétence posée, il paraît cependant n’y avoir nul rapport antithétique entre la compétence et le pouvoir, celui-ci ne semblant tout au contraire que parachever celle-là. Le pouvoir ne devrait pas être considéré comme une quelconque force extérieure à la règle. Une telle analyse, au demeurant pertinente dans l’approche historique ou sociologique, ne rend pas compte des relations entretenues entre ces notions au plan du droit. Georges Burdeau a ainsi pu constater que « le Pouvoir, c’est la règle elle-même » et, de façon plus saisissante encore, que le pouvoir est « l’effort de réalisation du précepte qu’elle contient, la promesse de son accomplissement » 66 . C’est ce que l’étude des moyens de l’accomplissement de la fonction ministérielle devrait révéler.

Notes
54.

DUHAMEL (Olivier), MÉNY (Yves), Dictionnaire constitutionnel, éd. PUF, 1992, 1112 p., p. 770.

55.

ROCHER (Guy), « Pouvoir », in André-Jean ARNAUD (Sous la direction de), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, éd. LGDJ, 2ème éd., 1993, 758 p., pp. 465-468, p. 465.

56.

DI MALTA (Pierre), Essai sur la notion de pouvoir hiérarchique, éd. LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », 1961, 174 p., p. 16.

57.

JACKSON (Bernard S.), « Compétence », traduit de l’anglais par Éric Landowski, in André-Jean ARNAUD (Sous la direction de), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., pp. 77-79, p. 77.

58.

VILLIERS (Michel de), Dictionnaire de droit constitutionnel, éd. Armand Colin, coll. « Cursus droit », 5ème éd., 2005, 281 p., p. 44.

59.

Étudiés par exemple, dans ces multiples aspects, par Jean BAECHLER, Le pouvoir pur, éd. Calmann-Lévy, 1978, 273 p.

60.

ROCHER (Guy), « Pouvoir », in André-Jean ARNAUD (Sous la direction de), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., pp. 465-468, p. 465.

61.

DUGUIT (Léon), Traité de droit constitutionnel, tome premier : La règle de droit - Le problème de l’État, éd. Ancienne Librairie Fontemoing & Cie, E. de Boccard, 3ème éd., 1927, 763 p., p. 225.

62.

EISENMANN (Charles), Cours de droit administratif, tome II, éd. LGDJ, 1983, 908 p., p. 182.

63.

PRÉLOT (Marcel), La Science politique, éd. PUF, coll. « Que sais-je ? », nº 909, 1963, 128 p., p. 102.

64.

La puissance n’est en elle-même qu’un fait. Ainsi que l’explique Georges BURDEAU, la puissance correspond au « pouvoir de commander de telle sorte que l’on soit obéi. Ce n’est pas le droit ni la possibilité de commander, c’est simplement le phénomène qu’exprime l’exécution de l’ordre donné » (in Traité de science politique, tome II : L’État, éd. LGDJ, 3ème éd., 1980, 733 p., p. 104).

65.

CARRÉ DE MALBERG (Raymond), La Loi, expression de la volonté générale, op. cit., p. 32.

66.

BURDEAU (Georges), Le pouvoir politique et l’État. Introduction à l’étude du droit constitutionnel, op. cit., pp. 146-147.