2) Les moyens de l’accomplissement de la fonction ministérielle

La fonction ministérielle appelle la mise en œuvre, non seulement de compétences nominales, mais également de différents moyens juridiques. C’est ainsi que le ministre trouve les voies de l’émancipation face à une condition juridique qui ne permet pas, à elle seule, la pleine réalisation de la fonction ministérielle. Si le terme de ministre désigne d’abord une fonction, il faut en effet se pencher sur ce que recouvre cette notion.

A la différence du statut, qui relève d’un organe déterminé, ou de la compétence, qui concerne une autorité qui en est investie, la fonction, elle, s’exprime au sein d’un tout cohérent. Ainsi, « dans son acception traditionnelle, le concept de fonction désigne une tâche qu’une partie a à accomplir en relation avec un tout » 67 . Nous ne nous situons donc plus, ici, dans l’ordre du titre de compétence, mais dans l’ordre du but à atteindre qu’appelle la mission conférée à l’autorité. Une idée de nécessité semble porter cette notion, ainsi qu’en témoigne son origine sémantique. Le mot de fonction est issu du latin functio, qui signifie « accomplissement », « exécution », ou encore « ce dont on s’acquitte » 68 . L’idée sous-tendue serait par conséquent celle de l’accomplissement d’une tâche, pour lequel le recours à un ensemble de moyens et de méthodes se justifierait par l’atteinte d’un objectif s’insérant nécessairement dans l’accomplissement du tout cohérent. Ces moyens et méthodes, qui s’insèrent dans la notion de pouvoir ministériel, seul le ministre est en mesure de les mettre en œuvre. Il dispose en effet d’une capacité volitionnelle, contrairement à d’autres acteurs qui, bien que participant à la même fonction, se trouveront « exclus des titulaires du pouvoir » 69 . Ainsi que l’a étudié Gérard Timsit sous l’angle du droit administratif, « le pouvoir constitue essentiellement une manifestation de volonté ayant pour objet l’édiction d’un acte constituant l’exercice de l’une des fonctions étatiques » 70 .

Cette émancipation du ministre à l’égard de son statut ne s’opère pas nécessairement hors du droit. Elle est certes la résultante de « tout un ensemble de pressions » dont parlait Burdeau 71 , mais celles-ci ne font que faciliter l’admission de certaines pratiques ministérielles dans la sphère de la juridicité. Par conséquent, il s’agit beaucoup moins, dans le cadre de notre réflexion, d’inférer un quelconque ajustement de la factualité vers la normativité, que de mettre en lumière la complémentarité entre deux ordres juridiques. Il serait ainsi possible de considérer que la mise en œuvre de différents moyens, par lesquels le ministre exerce son rôle, n’est pas en contradiction avec les dispositions posées par le texte constitutionnel, mais ne relève, en définitive, que de l’application de celui-ci. Le Professeur Michel Troper estime ainsi que l’ensemble constitutionnel n’est révélé, dans son aspect normatif, qu’à partir de l’instant où il est interprété, c’est-à-dire appliqué 72 . La découverte des différents aspects du pouvoir ministériel n’est cependant pas une création ex nihilo. Elle découle au contraire de l’esprit même des institutions, des équilibres dont celles-ci témoignent. Rien ne vient de rien et, ainsi que l’estime Olivier Cayla, « il ne saurait être question d’imaginer l’émergence d’une force volitionnelle quelconque dans une situation où la détermination d’un sens conceptuel s’avérerait impossible » 73 .

Ce point de vue semble pouvoir justifier le mécanisme par lequel le ministre s’est vu reconnaître par le juge un pouvoir spontané de réglementation du service. Sur cette base, il s’est émancipé du carcan de son statut constitutionnel. Il n’a pas à exciper d’une quelconque habilitation textuelle pour diriger ses services et prendre les actes liés à ce pouvoir de direction. La fonction ministérielle implique donc, par essence, un certain pouvoir. D’une certaine façon, sans ce pouvoir ministériel, le régime propre à l’Institution, tel que l’a défini Hauriou, régime emprunt d’équilibre et de contrepoids, ne serait pas. Si les institutions politiques, « institutions vivantes » ont, ainsi que l’expose Lucien Sfez, « une autonomie interne qui leur permet de poursuivre par elles-mêmes leur but et de remplir leurs fonctions » 74 , l’accomplissement, dans ses multiples caractéristiques, de l’être ministériel, participe de cette autonomie interne.

Ce mouvement, par lequel le ministre trouverait l’usage de l’ensemble des possibilités qu’appelle sa fonction, témoignerait ainsi des perspectives dégagées par Hauriou. Il confirmerait, ainsi que le résume Albert Brimo, l’idée selon laquelle « se produi[t] dans l’État “une synthèse purement pratique” qui est la condition du mouvement, de la marche en avant, tout système de force en mouvement cherchant son état d’équilibre » 75 .

Il apparaît donc utile de ne pas s’arrêter à la seule observation du statut ministériel, mais de poursuivre au contraire l’étude jusqu’à identifier les différents moyens de l’exercice, par le ministre, de sa fonction. La mesure du respect de la mission des gouvernants est, ainsi que le souligne Georges Burdeau, « souvent déterminée dans une constitution formelle qui constitue alors le titre concret de leur compétence, mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi » 76 . Il faut en effet compter avec la nécessaire marge d’initiative – le cas échéant consacrée ou sanctionnée par le juge – grâce à laquelle le gouvernant se trouve en mesure de pallier les lacunes de sa condition juridique, la limite à cette liberté s’incarnant simplement dans le principe que « l’autorité cesse où s’arrête la fonction » 77 .

Théophile Ducrocq, dans son Cours de droit administratif de 1881, avait déjà entrevu, par la lucarne des rapports entre ministre et préfet, le nécessaire approfondissement de cette dialectique. Ainsi, après avoir constaté qu’« il n’y a pas de place pour l’autorité réglementaire du ministre », l’auteur observe que le pouvoir de contrôle des ministres, qui s’exerce essentiellement sur les actes des préfets, « suffit pour lui permettre de veiller à la conciliation de l’ordre local avec l’ordre général » 78 . Nous nous situons alors davantage dans l’ordre de la puissance ou du pouvoir que dans celui de la compétence.

Ce pouvoir se traduit alors par la capacité de faire agir, de faire faire, ou encore d’agir pour un autre 79 , en faisant coexister les formes à la fois juridique et symbolique du pouvoir 80 . La capacité de faire réaliser juridiquement par un autre organe, une action déterminée, en usant de sa propre autorité, rejoint la notion de norme. Le pouvoir du ministre ne se limite pas au seul énoncé de ses compétences. En tant qu’autorité hiérarchique, il lui est loisible, dans le cadre large de ce pouvoir, de donner des instructions, de dicter certains comportements, facultés qui révèlent une puissance plus grande que celle que laisse augurer le simple exposé de ses compétences nominales. Le pouvoir et la norme semblent alors se rejoindre. Si la « norme » est généralement synonyme de « règle », elle peut également être analysée comme référence à un but. L’on apprend ainsi que la théorie expressive du signifié prescriptif la considère comme « la capacité de l’expression normative de transmettre les sentiments et/ou la volonté de l’émetteur, et d’influencer ainsi le comportement du récepteur (Stevenson) » 81 . Or, l’influence exercée sur le « récepteur » – qui pourrait être tout autant le préfet que le directeur d’une administration centrale, ou qu’un agent devant se fonder sur une circulaire ministérielle – peut émaner non seulement d’une disposition clairement identifiée par un titre de compétence, mais également d’une autorité plus large et plus vague, mais d’une efficacité équivalente.

Le pouvoir, ainsi entendu, peut permettre de surmonter la contradiction de la situation ministérielle, et autoriser une explication de ce qui ne nous semblait, au seuil de l’étude, qu’une hypothèse, presque une intuition, moins en tout cas qu’une proposition, tant elle paraissait paradoxale : le ministre aurait à la fois peu et beaucoup de pouvoir.

Ce paradoxe, injustifiable mais vérifiable, troublant mais manifeste, résulte de la fonction elle-même, mais se trouve accentué par les institutions de 1958. D’un côté, au sein de la sphère exécutive, le ministre est enfermé, enserré dans un statut et dans un système de distribution des compétences qui ne lui offrent en principe qu’un pouvoir réduit, ne s’exerçant souvent que secondairement, marginalement. En effet, le renforcement de l’autorité présidentielle et gouvernementale qui s’est opéré ne l’a pas été au bénéfice immédiat du ministre 82 .

Mais, d’un autre côté, d’autres voies permettent au pouvoir et à la puissance du ministre de s’exprimer. Au risque de sombrer dans l’aisance de la rhétorique, nous serions tentés d’affirmer que, si le ministre est collégialement enserré, en revanche, il est individuellement révélé. Cette situation s’explique sans doute par la concentration d’autorité qu’appelle nécessairement la mission du ministre. En sa personne doit en effet se condenser l’autorité permettant d’exercer effectivement le pouvoir exécutif.

Il est ainsi plus clairement marqué que la fonction ministérielle appelle un pouvoir dépassant la simple compétence. Pour tenter de mettre en harmonie cette assertion, les disciplines majeures du droit public sont convoquées.

Notes
67.

LUHMANN (Niklas), « Fonction », traduit de l’allemand par Günter Hörmann et André-Jean Arnaud, in André-Jean ARNAUD (Sous la direction de), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., pp. 265-266, p. 265.

68.

Ibid.

69.

TIMSIT (Gérard), Le rôle de la notion de fonction administrative en droit administratif français, préf. Ch. Eisenmann, éd. LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », tome LIV, 1963, 329 p., p. 7.

70.

Ibid., p. 6.

71.

Ibid.

72.

TROPER (Michel), Pour une théorie juridique de l’État, éd. PUF, coll. « Léviathan », 1994, 358 p., p. 306.

73.

CAYLA (Olivier), La notion de signification en droit. Contribution à une théorie du droit naturel de la communication, thèse, Paris II, 1992, 1112 p., p. 46.

74.

SFEZ (Lucien), « Institution (Doctrine) », in Denis ALLAND et Stéphane RIALS (Sous la direction de), Dictionnaire de la culture juridique, éd. Lamy / PUF, coll. « Quadrige / Dicos poche », 2003, 1649 p., p. 835.

75.

BRIMO (Albert), Les grands courants de la philosophie du droit et de l’État, éd. A. Pedone, 3ème éd., 1978, 574 p., p. 348.

76.

BURDEAU (Georges), L’État, éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1ère éd., 1970, rééd., 1992, 182 p., p. 73.

77.

Ibid., p. 74.

78.

DUCROCQ (Théophile), Cours de droit administratif, tome premier, éd. Ernest Thorin éditeur, 1881, 6ème éd., 796 p., p. 66.

79.

DUHAMEL (Olivier), MÉNY (Yves), Dictionnaire constitutionnel, op. cit., p. 770.

80.

La forme symbolique du pouvoir, particulièrement importante dans l’expression de la fonction ministérielle, « prend diverses formes historiques et culturelles : rituels, représentations spectaculaires, attributs honorifiques voire sacralisés, fastes, cérémonies, discours, communication directe, toutes formes d’un ordre symbolique par lesquelles le pouvoir se propose et s’impose au-delà du pur rationnel » (ibid., p. 776).

81.

JORI (Mario), « Norme », in André-Jean ARNAUD (Sous la direction de), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., pp. 399-401, p. 400.

82.

Les travaux d’une réunion constitutionnelle du Gouvernement du général de Gaulle, tenue le 13 juin 1958 à Matignon, faisaient apparaître clairement la position du chef de l’Etat face aux ministres. Après le rappel du « rôle essentiel » de celui-ci dans les nouvelles institutions, n’est-il pas indiqué que, « afin de jouer pleinement son rôle d’arbitre, il ne sera pas mêlé aux détails de la politique », détails qui échoiront sans nul doute aux membres du Gouvernement ?... (Archives Guy Mollet, Michel Debré, in Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Volume I, op. cit., p. 246).