En dépit du caractère restrictif de la condition du ministre de la Cinquième République, la mise en œuvre de la fonction ministérielle doit, ainsi que l’avait suggéré Vivien, trouver les voies de sa réalisation. Ainsi, après avoir évoqué la condition du ministre, et vérifié à quel point elle se trouvait affaiblie, il faudrait constater que le ministre dispose de pouvoirs importants dans l’exercice même de sa « mission », c’est-à-dire au moment où il honore la « charge donnée à [lui] d’aller accomplir quelque chose » 985 . Il ne s’agit cependant pas dans cette étude de s’interroger sur les éléments extra-juridiques qui permettraient cette situation. Au contraire, des voies de droit semblent se dégager pour expliquer cette émancipation du ministre dans sa mission.
Si la réalité de ce mouvement se vérifie, il sera en effet possible de parler d’émancipation. Ce mot exprime, depuis le droit romain, une action de libération. Plus éloquemment encore, il désigne le fait de « prendre » 986 . Dans le cas du ministre, il pourrait ainsi y avoir une émancipation dans une double signification : une forme de distance à l’égard des règles présidant à sa condition, mais également une appropriation de moyens juridiques lui permettant d’exercer pleinement sa fonction.
Deux axes majeurs doivent être étudiés pour tenter de comprendre comment s’opère le rééquilibrage au terme duquel l’extrême précarité statutaire et normative du ministre ne constitue finalement pas un obstacle dirimant à l’exercice de sa fonction.
En premier lieu, si les membres du Gouvernement sont soumis à l’autorité de l’Élysée et de Matignon, ce rapport n’obère pas l’épanouissement potentiel de certains ministres au sein même du collège gouvernemental. L’idée, fréquemment et rapidement avancée, d’égalité des ministres, mérite au moins d’être discutée. Nombre d’éléments semblent au contraire pouvoir attester la thèse de l’inégalité ministérielle. Cette inégalité juridique pourrait alors expliquer et justifier une première forme d’émancipation de certains membres du Gouvernement. Cette dernière qualité doit ensuite être étudiée du point de vue de l’autorité qu’elle confère à ses détenteurs. Être ministre implique en effet la faculté d’exercer un pouvoir à l’égard d’une administration, de services, d’agents. Ce pouvoir peut se révéler capital dans l’efficacité de l’action du ministre. Il s’agit donc de voir ici dans quelle mesure l’autorité résultant de la qualité de membre du Gouvernement participe également à l’émancipation du ministre. L’étude de ces premiers éléments doit nous permettre de dire si la fonction de membre du Gouvernement entraîne une émancipation du ministre ( Titre premier ).
Une question découle, en second lieu, des premiers éléments étudiés. Il s’agit de savoir comment le ministre se trouve juridiquement en mesure d’imposer son pouvoir, c’est-à-dire de mettre en œuvre sa capacité normatrice retrouvée. La question des actes et décisions du ministre se pose alors. En 1958, le mouvement constitutionnel dans le sens d’un affaiblissement du ministre au sein de l’exécutif s’accompagne du pouvoir de diriger plus fermement les services de son département. Lors de l’étude du projet d’articles relatifs au Gouvernement soumis au Conseil interministériel du 7 juillet 1958, celui-ci modifia la disposition aux termes de laquelle le Gouvernement « dirige l’administration ». Le mot « dirige » fut en effet remplacé par le mot « dispose » 987 . Cette substitution terminologique laissait paraître la crainte d’un lien trop fort de soumission de l’appareil administratif à l’égard du Gouvernement. Cependant, cet éloignement semblait conserver l’autorité de chaque ministre sur ses services, que lui, en revanche, dirige véritablement. Les ministres sont bien « les agents en chef de l’administration générale de la République », ainsi que les nommait la Constitution de 1793. Le ministre est en mesure de diriger les services car, en appui de sa compétence hiérarchique, il dispose de la capacité de produire certains actes par lesquels s’accroît considérablement son pouvoir normatif. L’enjeu est ainsi de voir s’il existe une émancipation normative du ministre par l’exercice administratif de ses compétences (Titre second).
Le Grand Robert de la langue française, tome VI, 2ème éd., 1996, p. 489.
Ibid., tome III, 2ème éd., 1996, p. 867.
Archives François Luchaire, Michel Debré, in Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Volume I, op. cit., p. 360.