Titre second : L’émancipation du ministre par l’exercice administratif de ses compétences

Si le ministre est en mesure de développer une capacité de création normative, cette question concerne principalement les actes qu’il prend en tant que chef administratif 1357 . Le ministre, dans l’exercice de son pouvoir hiérarchique, édicte un certain nombre d’actes qui, en principe, sont de nature interne. A côté des différents vœux, avis, recommandations, propositions, mises en demeure, actes-types, c’est principalement par le biais d’une catégorie d’actes, nommés circulaires de façon un peu ambiguë 1358 , que va trouver à s’étendre le pouvoir normatif ministériel, profitant de l’écran légal de la sphère hiérarchique. Le problème posé par l’usage de la circulaire semble, à vrai dire, insoluble. Comme le faisait remarquer le Professeur Yves Gaudemet, si « le sujet n’est pas nouveau (…) il est inépuisable » 1359 . Sous la Convention, le Conseil exécutif provisoire 1360 édictait des instructions ou circulaires ainsi que des proclamations parfois réellement décisoires, que la Convention pouvait annuler. Ce contrôle opéré par la Convention est, selon M. Verpeaux, la preuve de « la méfiance de l’Assemblée à l’égard du pouvoir exécutif (…) mais aussi la tentation, pour le pouvoir exécutif, de se servir de ces actes pour édicter des règles juridiques » 1361 . La distinction opérée par Duguit entre « loi normative », qui « formule la règle générale de droit », et « loi constructive » qui permet « la mise en œuvre et la réalisation de la norme » 1362 exprimait encore cette difficulté.

Il ne s’agit pas ici de discuter des actes réglant des rapports purement internes au service et à l’égard exclusif des agents. Il s’agit dans cette dernière hypothèse de ce que Jean Rivero entrevoyait comme l’existence d’une « intériorité relative, variable selon le point d’où on l’envisagerait ; et cette variabilité se traduirait au contentieux par la plus ou moins grande force contraignante attachée par la jurisprudence à la disposition d’ordre intérieur , selon la position de celui auquel l’espèce en ferait application » 1363 . C’est probablement cette idée d’intériorité « relative » qui sera plus tard reprise par certains observateurs, suggérant que, « en définitive, (…) il y a place pour des mesures d’ordre intérieur normatives (…) » 1364 . A partir de cet instant, « le domaine de l’instruction de service, les relations de supérieur à inférieur, ne doivent-ils pas être considérés comme une zone réservée dans laquelle le juge s’interdirait de pénétrer ? » 1365 . Le ministre dispose ici d’une marge de manœuvre supérieure à celle du chef de l’État et du Premier ministre. Ces derniers sont en effet plus strictement tenus, en vertu de la Constitution d’édicter des décrets en bonne et due forme, comportant aussi les contreseings nécessaires. Ainsi, la circulaire est un acte permettant l’émancipation du pouvoir ministériel ( Chapitre I ), confirmée par l’inclinaison fonctionnaliste du juge face à l’usage de ces procédés ( Chapitre II ).

Notes
1357.

Sur un autre plan, l’on peut toutefois noter que le Conseil constitutionnel paraît reconnaître, comme cela se passe en matière réglementaire, un pouvoir d’initiative en faveur du ministre concernant les projets de lois. Il semble en effet que l’initiative proprement ministérielle, par ailleurs clairement prévue par l’article 44 s’agissant du droit d’amendement, ne soit pas strictement exclue. C’est à une interprétation souple des dispositions de l’article 39 que se livre le juge de la rue Montpensier lorsqu’il évoque le « droit d’initiative du Gouvernement [souligné par nous] et des membres du Parlement » (Cons. const., déc. n° 82-142 DC du 27 juillet 1982, Loi portant réforme de la planification, Rec. Cons. const., p. 52, RDP, 1983, p. 333, note Louis FAVOREU), ou encore censure « l’obligation faite au Gouvernement [souligné par nous] de déposer devant le Parlement un projet de loi (…) » (Cons. const., déc. n° 66-7 FNR du 21 décembre 1966, Proposition de loi de M Baudis, député, telle qu’elle résulte du rapport de la commission spéciale, concernant l’indemnisation des dommages subis par les Français rapatriés d’outre-mer, Rec. Cons. const., p. 37). Le Conseil, ce faisant, parait intégrer le fait que le ministre et ses services se trouvent, en pratique, à la base de l’élaboration normative. En effet, comme le souligne Jacques Rigaud, « penser une réforme, changer la loi, donner une substance juridique à un droit nouveau, consacrer par les textes l’évolution des mœurs : là est bien la création juridique » (RIGAUD (Jacques), « Pouvoir et non-pouvoir du ministre », op. cit., p. 8). D’autant que sont parfois insérées, dans les projets soumis au Parlement, des dispositions de nature véritablement réglementaire. L’inflation législative peut être ainsi le fait de l’action de ministres pris d’une sorte de frénésie normative (V. notamment la critique de Guy BRAIBANT, « Qui fait la loi ? », Pouvoirs, n° 64, Le Parlement, février 1993, pp. 43-47, p. 45).

1358.

Ainsi que l’explique Daniel MOCKLE, « issue du latin “circulere”, la circulaire fait référence à un procédé qui décrit un cercle pour revenir à son point de départ » (Recherches sur les pratiques administratives pararéglementaires, op. cit., p. 74).

1359.

GAUDEMET (Yves), « Remarques à propos des circulaires administratives », Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Stassinopoulos, éd. LGDJ, 1974, pp. 561-576, p. 561.

1360.

Organe ayant succédé au Roi dans ses fonctions exécutives (décret du 15 août 1792).

1361.

VERPEAUX (Michel), « Le pouvoir réglementaire sous la Révolution », Droits. Revue française de théorie juridique, n° 17, juin 1993, pp. 113-124, p. 123.

1362.

DUGUIT (Léon), Leçons de droit public général, éd. E. de Boccard, 1926, rééd. Éditions La mémoire du droit, 2000, 340 p., p. 48.

1363.

RIVERO (Jean), Les mesures d’ordre intérieur administratives. Essai sur les caractères juridiques de la vie intérieure des services publics, op. cit., p. 41.

1364.

HECQUARD-THÉRON (Maryvonne), « De la mesure d’ordre intérieur », AJDA, 20 mai 1981, doctrine, pp. 235-244, p. 240.

1365.

RIVERO (Jean), Les mesures d’ordre intérieur administratives. Essai sur les caractères juridiques de la vie intérieure des services publics, op. cit., p. 17.