Conclusion générale

A l’instant de mettre un terme à notre étude, le mot de La Bruyère selon lequel être connu des ministres, c’est être bien avec les puissances 1685 , demeure présent à l’esprit. C’est précisément à l’encontre de cette idée que le statut ministériel a été établi, sans finalement parvenir à éteindre la quintessence de la fonction. Tendance des règles constitutionnelles à l’affaiblissement du ministre pour en prévenir la puissance, mais mouvement centripète de recomposition du pouvoir ministériel par l’usage des compétences administratives de cette autorité : ces contradictions semblent caractériser le pouvoir du ministre sous la Ve République.

La première conclusion qui se dégage est que ni le statut du ministre, ni ses compétences, ne renseignent précisément sur l’ampleur de son pouvoir. Les deux premiers éléments auraient même tendance à indiquer qu’il en serait dépourvu. En d’autres termes, du point de vue de sa seule condition, le ministre est bel et bien affaibli. Le ministre n’est, aux termes – ou plutôt au terme du non dit – du texte constitutionnel, qu’en position de forte subordination, non plus à l’égard du Parlement, mais vis-à-vis du sommet de l’exécutif, et en fait, en période de fonctionnement normal des institutions, du chef de l’État. Les écrits des fondateurs, ainsi que les travaux préparatoires, espèce de caisse de résonance de l’esprit du régime, nous font valoir la volonté de recruter, pour l’exercice de la fonction, des personnalités qui soient davantage de grands techniciens que de grands politiques. De surcroît, le pouvoir réglementaire général ne lui est pas attribué. Cette compétence n’appartient qu’au Premier ministre. Le ministre ne dispose que d’un pouvoir de réglementation interne qui, à l’égard de la situation des agents, tend à se réduire. Ces différents éléments nous permettent d’affirmer que le ministre de la Cinquième République, dans sa condition, est affaibli.

Cette première conclusion heurte quelque peu l’image que véhicule l’institution, et appelle une progression dans la recherche, dans le but de voir si la précarité statutaire du ministre fait de lui une autorité définitivement dépourvue, ou si d’autres moyens sont mis à sa disposition pour exercer sa fonction. Or, il apparaît que les voies du pouvoir ministériel et l’expression de sa puissance sont davantage indirectes, voire implicites. Du point de vue du collège gouvernemental, chaque membre n’est pas dans une situation équivalente et, sans même évoquer les considérations extra-juridiques, les différents ministres et secrétaires d’État sont dans une situation d’inégalité en droit. L’émancipation du ministre dans sa fonction commence ainsi par une émancipation individuelle au sein de l’ensemble gouvernemental. Ensuite, c’est grâce à son pouvoir de direction des services que le ministre demeure au centre du dispositif institutionnel. L’optimisation, si l’on peut dire, de son pouvoir hiérarchique, accompagnée de son positionnement entre la norme et les services chargés de l’appliquer et qui font de lui leur unique courroie institutionnelle d’exécution, tout cela assure au ministre un rôle inévitable, incontournable, le faisant revenir au centre de l’élaboration normative, alors qu’un premier mouvement tendait à l’en écarter. La seconde conclusion est donc celle d’une émancipation du ministre dans l’exercice de sa fonction.

La troisième considération découle des deux premières. Elle part d’abord du constat que la Constitution de 1958 fait une place très modeste au ministre. Dépendant de l’autorité exécutive supérieure, dépossédé de toute compétence réglementaire, le sort du ministre paraît scellé à l’aune de ces critères. Mais l’avancée de l’étude révèle peu à peu que l’institution ministérielle parvient à se dégager de ce cadre contraignant, à retrouver une autonomie d’action, comme un nouveau souffle. Tout se passe en effet comme si la fonction prenait le pas sur le cadre statutaire, sur la dévolution des compétences. Le ministre aurait ainsi un pouvoir, car l’essence de sa fonction en rendrait inévitable la possession. Ce pouvoir résulte principalement des actes et décisions que le ministre infère de son autorité hiérarchique. Ainsi, en dépit du cadre fixé aux institutions du régime, persisterait une sorte de continuum ministériel. La fonction ministérielle ne serait donc pas seulement ce qui en résulte des textes, mais contiendrait également en elle une part irréductible, ce qu’Auguste Vivien avait révélé lorsqu’il considérait que les ministres se trouvaient dans l’obligation d’attirer à eux ce que les textes ne leur donnaient pas expressément.

Par conséquent, le dernier élément qui mériterait d’être souligné est l’originalité du pouvoir ministériel. Ce pouvoir est intéressant du fait que, d’une certaine manière, il est davantage une conséquence qu’une cause. Il ne résulte pas de la condition du ministre, mais davantage des nécessités que requiert la fonction. Dès lors, l’émancipation du ministre ne s’opère nullement à l’extérieur du droit, mais s’appuie au contraire sur un infra droit, qui seul offre au ministre les moyens de sa mission. Cet agencement valide bien l’affirmation du Professeur Jacques Chevallier, pour qui « c’est le droit qui fait exister l’État » 1686 . Simplement, les compétences n’étant pas expressément dévolues au ministre, il lui est possible de les inférer de l’autorité liée à son titre.

Dans un article de 1911, Ernest Gaubert résumait la servitude ministérielle pour en faire valoir le mérite. Ainsi, écrivait-il, « responsable des fautes de milliers de fonctionnaires qu’il n’a jamais vus, qu’il n’a pas nommés et qui sont assurés de demeurer alors qu’il passera ; sachant qu’il sera lui-même remplacé avant que ses réformes soient votées, il doit posséder un grand fond de sagesse sceptique mêlé à une ardeur et une volonté peu communes. Il devrait être à la fois un grand homme et un brave homme » 1687 . La correspondance est forte entre ce qui est décrit au début du siècle dernier et la situation présente. Rien de ce qu’écrit alors l’auteur de ces lignes ne semble devoir être modifié pour rendre compte de la fonction de ministre sous la Cinquième République. Elle semble toujours marquée à la fois par la précarité et la puissance, l’allégeance et la liberté, l’abstention et la volonté. Mais, si l’étude nous a d’abord amené à constater la servitude du ministre, les éléments apportés ensuite ont peut-être aussi montré que la fonction, elle, lui rendait quelque grandeur.

Lyon, 14 rue Pierre Corneille, le 2 octobre 2007.

Notes
1685.

LA BRUYÈRE (Jean de), Les Caractères, IX : « Des grands », 1ère éd. : 1688, rééd. de la 9ème éd. (1696), éd. Hatier, coll. « Poche », 2004, 118 p., p. 82.

1686.

CHEVALLIER (Jacques), L’État, éd. Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 1999, 125 p., p. 30.

1687.

GAUBERT (Ernest), « La journée d’un ministre », Touche à tout, 5 juillet 1911, pp. 71-75, reproduit par Guy THUILLIER, in Rev. adm., n° 325, janvier-février 2002, pp. 95-98, p. 96.