Introduction générale

Présentation du sujet

Je croissais, et la ville avec moi changeait, creusait ses limites, approfondissait ses perspectives, et sur cette lancée – forme complaisante à toutes les poussées de l’avenir, seule façon qu’elle ait d’être en moi et d’être vraiment elle-même – elle n’en finit pas de changer. 
Julien Gracq, « La forme d’une ville », 1985

La Ville est née des besoins d’interaction entre les personnes, et des avantages que confèrent l’accumulation en un même lieu des Hommes, des matières et des richesses. Ainsi que le rappelle Paul Claval, « la ville naît donc fondamentalement de fonctions centrales d’échanges, de confrontation ou de rencontre collective.1 »

Ces fonctions impliquent que les habitants de la Ville résident au plus près de leurs activités quotidiennes. Mais la Ville industrielle capitaliste, née entre le XVIIIe et le XIXe siècles, a le plus souvent entrainé la séparation, l’éloignement entre lieux de travail et lieux de résidence2. Spécialisation fonctionnelle des sols, spéculation foncière, ségrégation socio-spatiale sont les caractéristiques majeures de l’évolution « récente » des agglomérations urbaines occidentales.

Aussi ne peut-on plus penser à la Ville sans s’intéresser à son système de déplacements : aux trajets quotidiens contraints entre domicile et travail s’est ajoutée ces dernières décennies une mobilité individuelle toujours plus importante pour les loisirs, les achats, les rencontres. Ce n’est pas le moindre des paradoxes apparents du fait urbain contemporain que de constater que la proximité spatio-temporelle des urbains les force – ou les autorise, le cas échéant – à toujours plus de mobilité quotidienne.

L’urbanisme, cette « science de l’organisation spatiale des établissements humains3 », cet « ensemble de principes, de doctrines et règles qu’il faut appliquer pour que les constructions et leur groupement (…) contribuent à favoriser son développement ainsi qu’à accroitre le bien-être individuel et le bonheur public4 », s’est intéressé aux interrelations entre Ville et mobilité quotidienne, dès son invention par Ildefonso Cerdà en 1867. En France, on peut faire remonter à Napoléon III et à son Préfet Haussmann l’intégration par l’Etat de ces interrelations dans son champ d’action légitime, avec toutefois un intérêt et des engagements fluctuants selon les époques.

Mais qu’a proposé l’urbanisme pour penser les liens entre formes urbaines et système de déplacements, et influer sur leur organisation et leur développement ?

Pendant son premier siècle d’existence, la discipline a été marquée par de « grandes » utopies, œuvres intellectuelles et sur plan visant à aboutir à la « cité idéale », parfaitement ordonnancée et cohérente. Nées de la confrontation entre l’idéologie progressiste et machiniste des premiers urbanistes et des mauvaises conditions de vie des habitants des Villes, ces utopies ont proposé des modèles urbains qui ont marqué très fortement les esprits, et continuent aujourd’hui à structurer les représentations de bon nombre d’urbanistes et de responsables politiques.

C’est donc influencée par ces idées « révolutionnaires » de cité - machine ou de cité – organisme vivant où Ville et réseaux de transport sont pensés de manière systémique, que la législation française s’est intéressée à l’urbanisme.

Si l’on s’en tient à l’après seconde guerre mondiale (la France n’ayant pas brillé en matière de législation sur les formes urbaines et les réseaux de transport pendant toute la IIIe République), un « sillon législatif » a progressivement été approfondi, définissant des méthodes de planification et d’action publique en matière d’urbanisme, à partir des pensées urbanistiques développées à la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1940.

De la loi d’orientation foncière (1967) à la loi « solidarité et renouvellement urbains » (2000) en passant par la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie (1996), des outils de planification urbaine ont été élaborés. Qu’ils soient sectoriels (déplacements urbains) ou stratégiques (schémas directeurs), tous ont été conçus en vue d’améliorer la cohérence entre l’urbanisation des agglomérations françaises et leur système de déplacements.

Pourtant cette cohérence n’a cessé de se dégrader dans la seconde moitié du XXe siècle : la démocratisation de l’automobile individuelle et l’ouverture à l’urbanisation de sites toujours plus éloignés (en distance mais pas en temps, grâce à l’amélioration continue des réseaux routiers rapides) des centres-villes et des lieux d’emploi a entrainé un phénomène sans précédent historique d’étalement des localisations et de périurbanisation des modes de vie5.

Ces dynamiques urbaines ont dans le même temps provoqué une baisse – ou à tout le mieux une stagnation – de la part modale des transports alternatifs à la voiture individuelle6 : transports collectifs urbains, transports ferroviaires, vélo, marche, etc.

Dans le contexte actuel de fort subventionnement par la collectivité du fonctionnement des transports collectifs, toujours plus déficitaires, et d’attention plus grande accordée à la lutte contre la pollution de l’air et pour la préservation de l’environnement et de la qualité de vie urbaine, ce faisceau de constats a conduit la puissance publique à légiférer, pour tenter de relancer la planification des déplacements urbains, au milieu des années 1990, cherchant ainsi à sortir de vingt années de crise de l’urbanisme et de la planification fonctionnalistes, hérités des grands théoriciens de la discipline.

Pierre Merlin définit la planification des transports comme « l’établissement de programmes, spatiaux et économiques, déterminant la demande prévisible à l’horizon temporel étudié, les investissements à réaliser pour la satisfaire, leur échelonnement dans le temps et leurs conséquences prévisibles, en particulier sur le développement urbain et la localisation des activités et des équipements7. »

Exercice très sectorisé de l’action publique de l’Etat ou d’une collectivité locale, la planification des déplacements urbains renvoie pourtant nécessairement aux questions de développement et de renouvellements urbains : seule une coordination de ces deux politiques publiques, et donc une coopération entre les acteurs chargés de les étudier et de les mettre en œuvre, peut créer les conditions politiques, financières et spatiales d’une meilleure cohérence entre la Ville et ses réseaux de transport.

Mais, si ce besoin d’approche conjointe a bien été identifié par les urbanistes dès le lancement de la discipline (ainsi que nous l’avons vu plus haut), aucune recherche, aucune mise en œuvre, aucune loi n’a jamais pu quantifier les interrelations entre urbanisme et déplacements, ni proposer d’outils permettant d’agir directement sur elles. La cohérence entre urbanisme et déplacements est donc une notion qui n’a jamais été définie ni stabilisée, bien qu’elle ait été et qu’elle demeure toujours un objectif politique puissant et signifiant, tant à l’échelle nationale qu’au niveau local.

La cohérence entre urbanisme et déplacements est donc, en résumé, un mot d’ordre politique récurrent, renvoyant à des idéologies urbanistiques très marquées par le fonctionnalisme, le progressisme et l’approche spatiale, cartographique de la Ville. Mais les fondements, les fondations de cette notion sont pourtant « bâties sur du sable » : si tous les acteurs institutionnels ont en mémoire l’objectif de cohérence, aucun d’entre eux ne sait véritablement comment le mettre en œuvre, le transcrire opérationnellement.

C’est dans ce cadre contextuel et intellectuel que la loi Solidarité et Renouvellement Urbains (SRU), dite aussi « loi Gayssot », a remis à l’ordre du jour la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements. Contrairement aux lois précédentes, celle-ci en a fait une injonction de résultat : le texte de loi stipule qu’il s’agit d’aboutir non plus à une cohérence spatiale, sur plan, et procédurale, entre documents de planification, mais à une cohérence réelle, sur le terrain, entre offre de transport, formes urbaines et occupation des sols.

Face à cette injonction, la loi n’a pas davantage explicité les moyens d’y répondre. Elle a en revanche toiletté un outil de planification sectorielle existant depuis les années 1980, les Plans de Déplacements Urbains (PDU), dans le but d’en faire des lieux de concertation locale, entre les (nombreux) acteurs institutionnels concernés par la réaffirmation de l’objectif de cohérence.

Mais quel peut-être l’écho local d’une telle injonction nationale, basée sur le seul référentiel du développement durable et de la préservation de la qualité de l’air ? Pour que l’action publique locale soit efficiente, un référentiel, c’est-à-dire une « vision du monde », doit l’éclairer, en définissant une problématisation de ce qui doit évoluer, accompagnée d’éléments théoriques appuyant la volonté de changement.

Or l’injonction de cohérence de résultat formulée par la loi SRU ne renvoie pas à un référentiel fort, ainsi que le rappellent V. Kaufmann8 et JM. Offner9 : la lutte contre la pollution, le rééquilibrage global des parts modales des déplacements quotidiens sont assez peu préhensibles localement, résistent mal aux routines technico-administratives, et surtout n’interpellent pas suffisamment directement l’action publique en urbanisme (formes, densité, mixité, localisations, etc.)

C’est pour cette raison, et sur la base théorique et contextuelle précédemment exposée, que l’on peut affirmer que la récente injonction de cohérence entre urbanisme et déplacements, par la loi SRU, fait problème, et mérite d’être étudiée de manière approfondie dans une thèse d’urbanisme.

Notes
1.

Claval, in Merlin, Choay, 1996, p. 843

2.

Ragon, 1991, p. 141

3.

Choay, in Merlin, Choay, 1996, p. 816

4.

Cerdà, réédition 2005, p. 81

5.

c’est-à-dire le fait d’habiter en grande périphérie urbaine, généralement dans des formes d’habitat individuel, tout en conservant un mode de vie urbain (emploi, commerces, loisirs, mobilité quotidienne)

6.

Bonnel (s/s dir.), 2003

7.

in Merlin, Choay, 1996, p. 587

8.

Kaufmann, Sager, Ferrari, Joye, 2003

9.

Offner, 2006