Problématique

L’objet de cette thèse est de chercher à comprendre comment les acteurs locaux concernés par l’injonction de cohérence entre urbanisme et déplacements, contenue dans la loi SRU de décembre 2000, peuvent y répondre. Il s’agit de cerner la manière dont ces acteurs peuvent intérioriser l’objectif national, créer une scène de négociation et formuler un projet partenarial de développement, au moyen d’un Plan de Déplacements Urbains, afin de répondre à la nouvelle législation.

Dans la présentation du sujet, nous avons esquissé les données contextuelles qui entourent le retour de la cohérence entre urbanisme et déplacements dans les agendas politiques des responsables politiques des grandes agglomérations françaises. En premier lieu, cette cohérence est une notion mal définie, mais signifiante en ce qu’elle est chargée d’un poids symbolique et représentatif élevé, en raison de ses liens avec les grandes utopies progressistes et fonctionnalistes fondatrices de la discipline. En second lieu, et à l’opposé de ce premier constat, l’injonction nationale de cohérence appelle une modification en profondeur de la définition de celle-ci, et surtout des modalités de sa mise en œuvre. La loi SRU a ainsi créé les conditions d’un devoir d’innovation auprès des acteurs locaux concernés.

Ce devoir d’innovation n’est pas explicitement précisé dans le texte de loi, mais il comporte nécessairement des dimensions institutionnelles, organisationnelles d’une part, techniques et matériellement concrètes d’autre part, puisque la loi attend une cohérence de résultat, et non plus seulement de procédure, caractérisée par l’emboitement en cascade de documents de planification bien ordonnancés mais peu opératoires.

C’est notamment cette tension autour de la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements qui nous intéresse ici, tension entre les héritages intellectuels, méthodologiques, idéologiques d’une part, et besoin d’innovation dans la conduite de l’action publique, dans les relations interinstitutionnelles, dans la mise en œuvre opératoire d’un mot d’ordre transversal, d’autre part.

Le questionnement principal de cette thèse est donc de savoir comment et pourquoi un groupe d’acteur répond à une injonction nationale de cohérence entre urbanisme et déplacements. L’intérêt de cette recherche est triple : il est, premièrement, d’analyser une notion aussi ancienne que l’urbanisme mais contemporaine dans son objectif de dépasser la complexité institutionnelle, la sectorisation de l’action publique et les routines technico-administratives. Il est également de comprendre comment la réminiscence d’un mot d’ordre qui peut sembler daté et teinté de fonctionnalisme, est en fait révélateur de la profonde mutation en cours de la pratique de l’urbanisme.

En ce sens, s’intéresser dans le cadre d’une thèse à la cohérence entre urbanisme et déplacements, c’est revenir à l’essence même de la discipline, dans sa prétention scientifique d’organiser rationnellement le fait urbain et d’œuvrer pour le bien-être individuel et collectif ; c’est aussi démontrer que l’urbanisme contemporain, marqué par le repli des idéologies et des référentiels antérieurs, est en cours de basculement, du plan vers la stratégie, du « fait du prince » vers la mise en réseau et l’organisation d’un système complexe d’acteurs interdépendants.

Il faut en effet rappeler que le retour de la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements dans l’action publique s’effectue dans un contexte de multiplication des acteurs, de décentralisation des compétences, de désengagement méthodologique et financier de l’Etat, de montée en puissance de la société civile, et plus généralement d’aspirations plus ou moins formulées et organisées de créations de « gouvernements urbains », où une communauté d’acteurs locaux, institutionnels ou non, prend en main les destinées de son territoire.

C’est le troisième intérêt de cette recherche que de s’intéresser au cadre d’action publique contemporain et à sa complexité, afin de sortir la notion de cohérence des visions totalitaristes que sous-tendent les acceptions utopistes fondatrices des « cites idéales. »

Une thèse sur une notion si vaste et finalement si vague appelle deux conditions impératives, sinon primordiales, en termes scientifique et méthodologique.

En premier lieu, il s’agit d’adopter une posture de recherche en urbanisme, c’est-à-dire de réaliser une thèse qui mobilise plusieurs des disciplines qui forment l’urbanisme. Limiter l’analyse à une grille de lecture mono-disciplinaire ne semble pas avoir de sens, eu égard à la complexité du champ abordé.

S’intéresser à la cohérence entre urbanisme et déplacements, c’est bien faire appel à la science politique, pour l’étude des institutions, des positionnements d’acteurs, des rapports de force, des décisions. C’est également mobiliser des éléments de sociologie des organisations, pour éclairer l’analyse des structures techniques et administratives chargées de répondre, localement, à la législation nationale. La géographie s’intéressant à l’organisation territoriale des pouvoirs et aux déterminants contextuels d’exercice de l’action publique (site, situation, périmètres, territorialisation des politiques publiques…) apporte elle aussi des manières de lire et de comprendre les politiques exercées sur un territoire. Enfin une telle recherche a besoin d’apports historiques, pour mettre en perspective l’analyse contemporaine d’une notion qui, nous l’avons dit, est marquée par des héritages importants.

En second lieu, il est nécessaire de concentrer l’analyse de la réponse locale à une injonction nationale à un terrain d’étude précis, plutôt qu’à un survol de différents cas. Il s’agit en effet, dans cette thèse, d’effectuer une analyse la plus détaillée possible d’un seul cas, afin de questionner tous les aspects de la mise en œuvre locale de cohérence « contemporaine » entre urbanisme et déplacements. Une mise en perspective de ce cas et une généralisation de certains des résultats de recherche obtenus ici, au demeurant très intéressantes, dépassent le cadre de cette thèse, et appellent la poursuite de travaux en ce sens.

Cette seconde précision, d’ordre méthodologique, vient appuyer l’importance des apports de la géographie dans cette thèse, tout en nécessitant le choix d’un terrain adapté à notre problématique, c’est-à-dire à la fois ayant des caractéristiques générales communes avec d’autres agglomérations françaises, tout en étant doté de spécificités originales, de nature à enrichir notre analyse, portant sur une notion aussi vieille que l’urbanisme.

Ce sont les raisons qui ont conduit à l’idée d’effectuer cette recherche sur Saint-Etienne et son agglomération. Plusieurs caractéristiques viennent appuyer l’intérêt de ce choix.

La première, d’ordre géographique, s’intéresse au site dans lequel s’est développé Saint-Etienne. Petite ville montagnarde du Massif central, peuplée de quelque 20 000 habitants à la veille de la Révolution Française10, la cité ne bénéficie pas d’une localisation très enviable : haute en altitude11 (515 m. à l’Hôtel de Ville, jusqu’à 688 m. dans les parties urbanisées de la Commune ; de fortes pentes (jusqu’à 20 % en milieu urbain) sur les 7 collines qui parsèment le site ; la traversée souterraine de torrents (régime hydraulique de montagne), transformés en égouts… Saint-Etienne a connu un développement urbain contraint par le relief (monts du Pilat au sud, monts du Lyonnais au nord-est), et par l’activité minière d’extraction de charbon en pleine ville. Dans le quartier de Terrenoire passe la ligne de partage des eaux entre océan Atlantique et mer Méditerranée, cas unique en Europe pour un site urbain. Toutes ces contraintes physiques ont des conséquences sur l’organisation urbaine de la ville, mais aussi et surtout sur la structuration de son système de déplacements.

La seconde caractéristique qui nous intéresse renvoie à la morphologie urbaine. Sur la base des contraintes de site, et à la suite d’un développement industriel et minier très important tout au long du XIXe siècle, la ville s’est étirée selon un axe nord-est – sud-ouest et une grille orthogonale sur plusieurs kilomètres, rappelant la « ville linéaire » proposée en 1882 à Madrid par Arturo Soria y Mata, correspondant en cela à une certaine vision progressiste et machiniste de la cohérence entre urbanisme et déplacements.

En troisième lieu, le cas stéphanois présente la caractéristique de traverser une crise socio-économique forte depuis la seconde guerre mondiale, marquée par l’effondrement successif de toutes les activités artisanales (textile…), industrielles (manufactures…) et minières qui avaient assuré le développement considérable de la région stéphanoise. Saint-Etienne est actuellement une grande ville qui continue à perdre emplois et habitants, alors que les friches industrielles se résorbent lentement et que les Communes périphériques ont connu une (péri)urbanisation accélérée, remettant en cause le système urbain cohérent avec les réseaux de transport, qui caractérisait la ville jusqu’au milieu du XXe siècle.

Saint-Etienne est son agglomération sont ensuite marqués par une « tradition » d’absence de planification stratégique depuis les plans des Dalgabio, architectes de la Ville de Saint-Etienne, initiés en 1792, et par une coopération intercommunale embryonnaire, jusqu’à la création de Saint-Etienne Métropole, Communauté de communes puis d’agglomération, à la fin des années 1990. Ces deux faits rendent particulièrement intéressante l’analyse de la mise en place d’une démarche de Plan de Déplacements Urbains, débouchant sur un projet à valeur prescriptive sur un territoire couvrant 43 communes.

Enfin l’agglomération stéphanoise est située à une cinquantaine de kilomètres de Lyon, seconde agglomération de France, dont les prétentions européennes actuelles sont fortes. Bien que très différente de Lyon sur les plans historique, géographique, politique et socio-économique, Saint-Etienne cherche depuis quelques années à affirmer sa place au sein de l’aire métropolitaine lyonnaise, à l’heure où la concurrence territoriale règne entre grandes agglomérations européennes. Cette tentative de repositionnement politique et symbolique influe également sur les projets de développement locaux en matière d’urbanisme et de déplacements.

Ces cinq caractéristiques explicitent l’originalité du terrain d’étude retenu pour cette thèse, et rendent celui-ci heuristique. Comment l’actuelle 14e ville de France12 et 6e Communauté d’agglomération ont-elles répondu à l’injonction nationale de cohérence de résultat entre urbanisme et déplacements, alors que ce territoire était jusqu’alors caractérisé par la faiblesse de la coopération intercommunale et l’absence de planification stratégique ?

Pour répondre à cette question centrale, nous allons formuler un faisceau d’hypothèses. En plaçant cette thèse au carrefour d’influences diverses mais complémentaires en géographie, science politique et sociologie, nous partirons de la grille de lecture de la cohérence contemporaine entre urbanisme et déplacements, publiée en 2003 par Vincent Kaufmann 13, qui décompose l’analyse scientifique de la notion en un triptyque coopération (des acteurs) ➙ coordination (des procédures) ➙ cohérence (objectif pour l’action publique), cadre d’analyse expliqué par 3 facteurs : les acteurs (c’est-à-dire en s’intéressant à leurs valeurs, leurs représentations, leur culture professionnelle), la structure institutionnelle (autrement dit la répartition des compétences, les luttes d’influence et de leadership, les marges de manœuvre politique et financière), et le contexte physique et urbain (le site, le contexte, les formes urbaines, les densités, les mixités du terrain d’étude retenu.)

A partir de ce cadre d’analyse, nous allons avoir pour hypothèse centrale que l’attente de cohérence de résultat et le devoir d’innovation contenus dans la loi SRU entrainent, au niveau local et dans le contexte de la crise de la planification fonctionnaliste, des innovations organisationnelles qui débouchent sur la création d’une coalition d’acteurs et d’un projet de développement partagé.

De là, on peut également poser l’hypothèse complémentaire que la définition d’un projet assez complet et lointain permet d’améliorer et d’accélérer sa mise en œuvre opérationnelle, en légitimant les opportunités d’action à court terme en référence à l’horizon « ultime » du projet négocié et validé collectivement. Pour cela nous mobiliserons les travaux effectués sur le régime d’action tactique – stratégique (dit également « machiavélien ») proposé par P. Corcuff et M. Sanier14, dans le cadre de l’analyse sociologique des régimes d’actions15 initiée par L. Boltanski et L. Thévenot.

A partir de notre hypothèse centrale, il devient également possible de remettre en question les conclusions des travaux récemment conduits par JM. Offner, qui ont montré 16 que la remise à l’agenda politique local de scènes de négociation sectorielles vouées aux Plans de Déplacements Urbains a élargi les réseaux d’acteurs préexistants sans en renforcer l’intensité des échanges ni renouveler et renforcer les référentiels guidant l’action publique en ce domaine.

En effet, l’histoire urbaine et institutionnelle de l’agglomération stéphanoise incite à formuler l’hypothèse complémentaire que, sur ce terrain précis, le PDU constitue un « cheval de Troie » permettant à la coalition d’acteurs de « pousser » une montée en généralité, à partir d’une entrée strictement sectorielle « transports urbains », en direction d’un véritable projet de territoire global.

Cette possibilité de cristallisation de l’action publique sur un horizon stratégique beaucoup plus éloigné que la validité décennale prévue par la loi SRU pour les PDU, n’est elle-même valable que si une autre hypothèse secondaire se vérifie, qui envisage que la coalition d’acteurs soit suffisamment solide et stable dans la durée, pour que puisse émerger un projet plus global et plus étendu qu’une planification des déplacements urbains à l’échelle d’une Communauté d’agglomération, c’est-à-dire un régime urbain.

Nous allons tester notre hypothèse centrale, et les deux faisceaux d’analyse tracés par les hypothèses complémentaires dans la démonstration de cette thèse, organisée autour de six chapitres emboités, qui décomposent l’argumentation autour de plusieurs interrogations complémentaires.

Notes
10.

cf. l’indispensable ouvrage de F. Tomas écrit à partir des travaux de l’Ecole d’architecture, de l’Agence d’urbanisme et de l’Université de Saint-Etienne (Bonilla, Tomas, Vallat, réédition 2005).

11.

Saint-Etienne est le site urbain le plus haut d’Europe après Madrid

12.

selon les chiffres du recensement partiel de 2007, l’INSEE estime que Saint-Etienne est peuplée d’environ 175700 habitants

13.

Kaufmann et al. , 2003

14.

Sanier, Corcuff, 2000

15.

Boltanski, Thévenot, 1991

16.

Offner, 2006