1.1. Les racines fonctionnalistes de la notion de cohérence

1.1.1. Introduction : la « cohérence fonctionnelle », élément de structuration des représentations des acteurs

Il ne s’agit pas, dans le cadre de cette thèse, d’analyser en profondeur les grandes théories urbaines « fondatrices », mais plutôt de mettre en avant certaines de leurs caractéristiques qui font écho à l’évolution de la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements. Le choix de ces théories est nécessairement réducteur, en cherchant à se concentrer sur quelques théoriciens et utopistes « majeurs », conservant encore aujourd’hui une force importante de structuration des imaginaires 18 des urbanistes, en repartant de la définition fondatrice de l’ urbanisation telle qu’elle a été élaborée par Ildefonso Cerdà en 1867 : «  ensemble des actions tendant à grouper les constructions et à régulariser leur fonctionnement comme l’ensemble de principes, doctrines et règles qu’il faut appliquer pour que les constructions et leur groupement, loin de réprimer, d’affaiblir et de corrompre les facultés physiques, morales et intellectuelles de l’homme social, contribuent à favoriser son développement ainsi qu’à accroitre le bien-être individuel et le bonheur public19 ».

On peut remarquer que pendant un siècle, de I. Cerdà à Frank Lloyd Wright, la pensée urbanistique se structure autour des grandes théories urbaines, chacune proposant sa vision de la « cité idéale » à partir d’une approche empreinte de « progressisme », c’est-à-dire de rationalisme et de foi en les progrès scientifiques, techniques et hygiéniques. Qu’elles soient davantage empreintes d’utopie (Le Corbusier…) ou marquées par un rationalisme technique visant le pragmatisme (Buchanan…), ces « cités idéales » successives se caractérisent toutes par la transcription spatiale de grands principes fonctionnalistes, et se présentent donc sous forme de cartographies, de crayonnés, d’esquisses…

Elles visent en fait une cohérence fonctionnelle « pure et parfaite », pour reprendre une terminologie économiste classique. Cette cohérence fonctionnelle se base sur un équilibre entre les développements socio-économique, spatial et réticulaire des cités, qui sont nécessairement, dans ces cadres théoriques, des systèmes fermés, où les liens avec l’extérieur sont inexistants ou parfaitement maitrisés.

Chez T. Garnier ou C. Buchanan, la cohérence prend l’allure formelle de larges voies formant une armature, où la congestion est inconnue. Les formes urbaines, quelle que soit leur densité, correspondent à une fonction, donc à une représentation très normée de ses caractéristiques morphologiques. La spécialisation hiérarchisée des flux routiers interdit les conflits d’usages, ignorant les stratégies d’évitement, les choix individuels, le hasard. La cohérence fonctionnelle se conçoit nécessairement à un horizon temporel « ultime », qui correspondrait d’ailleurs à la « fin de l’urbanisme » dans le système urbain.

La recherche de la cohérence « pure et parfaite » renvoie ainsi directement aux représentations de la « ville idéale » et des réseaux qui la structurent. A l’inverse, ces approches fonctionnalistes demeurent purement spatiales, délaissant le fonctionnement économique et social réel des systèmes urbains, niant leur contexte géographique et sociologique, et se focalisant sur les flux internes au système au détriment des échanges avec l’extérieur.

A l’exception de Colin Buchanan, tous les théoriciens cités dans cette première sous-partie sont architectes de formation ; la prégnance de la domination de la forme sur le flux ressort très nettement de leurs exercices de composition urbaine. La force de structuration des représentations que constituent ces modèles urbains utopiques a pourtant contribué à enfermer la notion de cohérence dans une approche fonctionnaliste, qui a perduré dans la législation française jusqu’au remplacement de la loi d’orientation foncière (1967) par la loi solidarité et renouvellement urbains (2000).

Notes
18.

pour reprendre le terme de Y. Chalas

19.

Cerdà, réédition 2005, p. 81