1.1.3. La ville automobile du Corbusier

Avec la Ville contemporaine proposée par le Corbusier, les théories urbaines de l’avant seconde guerre mondiale se rapprochent encore davantage d’un caractère utopique. Ainsi le plan Voisin prévoyait-il de raser la quasi-totalité du Paris des années 1920, au profit de tours et de barres « noyées dans la verdure, l’air et la lumière22 ».

Illustration 4 : Maquette de la
Illustration 4 : Maquette de la ville contemporaine pensée par le Corbusier (présentée à la Saline royale d’Arc-et-Senans).

On distingue aisément le parti pris géométrique des formes urbaines, de l’habitat et de la trame viaire. Modèle basé sur la répétitivité et la symétrie, la pensée corbuséenne crée une monumentalité du centre-ville à partir de tours à redents, mais le centre lui-même est vierge de toute implantation.

Le projet fonctionnaliste du Corbusier organise une ville dont la caractéristique principale est le zonage des fonctions, la hiérarchisation des espaces et des axes. Toutes les voies routières sont dévolues à un type de trafic, les espaces publics extérieurs sont réduits explicitement à une fonction, souvent déambulatoire sinon abandonnée au « naturel », lieu de repos et d’aération. Les logements sont regroupés dans des immeubles aux formes géométriques, où l’angle droit est la règle et la courbe proscrite, au nom d’un rationalisme hygiénico-urbanistique.

La pensée « urbanistique » du Corbusier propose une agglomération, au sens spatial du terme, d’objets architecturaux autarciques, séparés physiquement du sol, niant la rue, l’espace public extérieur, et finalement l’urbanité, entendue au sens des villes européennes habituelles. La voiture individuelle généralisée n’est à cette époque qu’un rêve lointain de progrès démocratisé, ce qui n’empêche pas sa glorification dans les écrits du Corbusier, en parallèle à une dénonciation systématique des transports collectifs, des flâneries individuelles, ou de l’emprunt d’ancestraux « chemin des ânes », c’est-à-dire d’itinéraires irrationnels et traditionnels, inadéquats dans la ville contemporaine aseptisée proposée.

Illustration 5 : Le « centre-ville » de la cité corbuséenne.
Illustration 5 : Le « centre-ville » de la cité corbuséenne.

Un échangeur autoroutier est dissimulé sous la dalle centrale, qui abrite également un « centre d’échanges » entre modes aériens et routiers. La trame viaire est hiérarchisée, les axes sont dénivelés en fonction du mode de transport : les piétons ne sont jamais au même niveau que les automobiles.

C’est l’ère du fonctionnalisme urbain et de la rationalité, non seulement du bâti et de la trame viaire, mais également des comportements humains, ramenés à un « modulor », la schématisation de l’homme standard. Mais celui-ci n’existe pas plus que la cité idéale du Corbusier, pourtant proposée dans de nombreux plans entre les années 1920 et 1940.

Illustrations 6 et 7 : L’analogie corbuséenne entre le fonctionnement du corps humain et celui du système urbain.
Illustrations 6 et 7 : L’analogie corbuséenne entre le fonctionnement du corps humain et celui du système urbain.

Le cœur est alimenté par des artères, elles-mêmes « approvisionnées » par des ramifications de plus en plus fines. Le Corbusier transpose cette approche biologiste à la ville contemporaine : 7 niveaux hiérarchisent les axes de circulation, de l’autoroute urbaine à la « voie verte » consacrée au repos du piéton. (illustration 7 : schéma réalisé par D. Mangin, in Mangin, 2004)

En revanche, le fonctionnalisme, la standardisation et la hiérarchisation de la trame viaire ont connu une diffusion massive après les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne, et ont structuré en profondeur l’imaginaire de la profession. On peut constater encore aujourd’hui que la hiérarchisation des réseaux de voiries ne fait guère débat, et que les représentations d’un système urbain cohérent, fermé, hiérarchisé perdurent dans l’urbanisme français, malgré l’affichage au premier plan des notions de mixité fonctionnelle et sociale, d’espace public et de partage de la voirie au profit des modes alternatifs à la voiture individuelle23.

Illustration 8 : Un exemple de diffusion des préceptes du Corbusier su la hiérarchisation des voiries et le détournement du transit sur des rocades.
Illustration 8 : Un exemple de diffusion des préceptes du Corbusier su la hiérarchisation des voiries et le détournement du transit sur des rocades.

Il s’agit d’un des premiers exercices de structuration fonctionnaliste d’un réseau viaire, le « plan de circumliaison des voies d’accès à Lyon », élaboré en 1935 par C. Chalumeau, ingénieur en chef de la Ville de Lyon ( in Archives municipales de Lyon, 1997, planche 27).

Notes
22.

Le Corbusier, 1924 (réed. 1994)

23.

nous discuterons plus particulièrement ce constat dans les chapitres 4 et 6