1.1.6. Conclusion : La « ville passante », une tentative de dépassement du fonctionnalisme ?

En conclusion de cette première sous-partie, nous pouvons remarquer que la cohérence entre urbanisme et déplacements est une notion aussi ancienne que l’urbanisme, inventé par Cerdà en 1867, qui a posé les fondements d’une approche combinant traitement du mouvement et de la localisation urbaine.

L’assignation à l’urbanisme d’un « devoir moral » d’influer sur les trajectoires socio-économiques des individus et établissements qui constituent intrinsèquement la Ville, est présente dès les premiers penseurs (I. Cerdà, T. Garnier…). Sur ces bases, les architectes, urbanistes et ingénieurs s’intéressant au fonctionnement urbain n’ont eu de cesse, tout au long du XXe siècle, de tracer un sillon fonctionnaliste dans le champ de l’urbanisme, mettant en rapport formes urbaines et modes de déplacements, visant à parvenir à un fonctionnement urbain optimal.

C’est ainsi que s’est structurée, dans les théories urbaines, une approche très fonctionnaliste de la cohérence entre urbanisme et déplacements, que n’a pas pu dépasser le courant du new urbanism, pourtant constitué comme tentative de réponse à la crise du fonctionnalisme, qui a marqué la discipline dans le dernier quart du XXe siècle.

Cette tentative de refondation de l’urbanisme, très marquée par la pensée anglo-saxonne du rapport à l’espace et du rôle de la discipline dans la vie de ses habitants, de ses usagers, de ses organisations et établissements, a conservé l’idée originelle d’une interdépendance entre formes physiques urbaines et desserte par des réseaux de transport hiérarchisés.

David Mangin, lui aussi architecte – urbaniste, s’est récemment intéressé à la question des formes et structures de la ville contemporaine 27 , en tentant de dépasser le fonctionnalisme et l’utopisme des compositions urbaines proposées par les théories urbaines. Sa pensée part du constat que ce sont les logiques sectorielles qui produisent la ville périphérique et spécialisée, donc elle-même sectorisée28, et qu’il faut chercher les racines de l’urbanisme de secteurs dans le mouvement antiurbain popularisé par le Corbusier (isolat des cités radieuses, négation de la rue et de l’espace public extérieur, hiérarchisation excessive des réseaux viaires…) et plus récemment par Rem Koolhaas (les junk spaces 29 ).

Face à ce qu’il nomme la « ville franchisée », impulsée par les grands réseaux commerciaux périphériques basés sur la mobilité automobile, et à la « ville de l’entre-soi », c’est-à-dire de la ségrégation socio-spatiale accélérée par l’individuation du logement dans des lotissements éloignés des centralités urbaines, D. Mangin propose trois scénarios pour l’avenir.

L’urbanisme du réel 30 correspond à la poursuite du développement de masse actuel, sur un modèle poly-radioconcentrique, ou en nappe sur les littoraux. L’urbanisme du fantasme est vertueux et économe, « durable » car basé sur le modèle linéaire, en doigts de gant, le long des voies ferrées. C’est le scénario utopique, à rapprocher des représentations idéologiques fonctionnalistes, fondatrices de l’urbanisme. Enfin, l’urbanisme du possible correspond à l’optimisation des contraintes de déplacement et à l’invention de formes urbaines moins productrices de dépendance automobile et d’enclavements. La ville passante est donc métisse (abandon de l’utopie de la ville homogène) et propose un urbanisme de tracés se substituant au traditionnel urbanisme de secteurs et de fonctions. C’est également une ville fractale : il s’agit de prêter attention aux mêmes enjeux à différentes échelles, de la rue à la région urbaine.

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Illustrations 14 et 15 : L’urbanisme du fantasme, à gauche, ou l’illusion de la cohérence fonctionnelle. A droite, l’urbanisme du réel, ou la « ville franchisée », résultat de l’échec de la planification urbaine « à la française ».
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Illustration 16 : L’urbanisme du possible, transcription sur plan des propositions de David Mangin. Une approche véritablement post-fonctionnaliste de la cohérence entre urbanisme et déplacements ?

L’intérêt du travail de David Mangin est de fournir une boîte à outils de recommandations pour les élus et professionnels, à différentes échelles urbaines. L’urbanisme du possible n’est pas davantage le modèle d’une ville contemporaine idéale que ne l’ont été les propositions des urbanistes du XXe siècle. Mais c’est un cadre théorique et opérationnel en phase avec la recherche d’une cohérence territoriale résultant d’une coordination entre plusieurs acteurs se répartissant des compétences sectorielles. En ce sens, la ville passante renie le progressisme et le fonctionnalisme, et rejette la « hantise de la congestion31 » et de l’enclavement, qui a structuré la pensée urbaine du XXe siècle, du Corbusier à Colin Buchanan. Elle montre également que la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements ne dispose toujours pas, au début du XXIe siècle, d’une définition stabilisée, se positionnant par rapport aux héritages fonctionnalistes des théories urbaines, ni d’un « mode d’emploi » permettant sa mise en œuvre opérationnelle au travers d’outils appropriés.

Notes
27.

c’est le sous-titre de son ouvrage de 2004 sur la « ville franchisée »

28.

« La mobilité l’emportant sur la géographie physique, l’urbanisme de secteurs a, de la sorte, supplanté l’urbanisme de tracés » (Mangin, 2004, p.67)

29.

autrement dit, des vides sans qualité contribuant à l’espacement croissant entre les populations, entre les activités

30.

les termes en gras ou en italique dans ce paragraphe sont de D. Mangin (Mangin, 2004).

31.

pour reprendre l’expression de Marc Wiel