1.2.2. La crise précoce de la planification urbaine fonctionnaliste

L’urbanisme fonctionnaliste est entré en crise, en France, dès les années 1970, soit quelques années seulement après l’entrée en vigueur de la LOF. L’utilisation des outils de planification créés par la LOF s’est avérée contrastée : si de nombreuses communes ont élaboré, avec la vague de décentralisation des années 1980, un POS pour échapper au règlement national d’urbanisme, les SDAU ont en revanche été peu mis en œuvre : de nombreuses agglomérations n’ont jamais approuvé leur schéma directeur, ou bien celui-ci ne l’a été que très longtemps après le lancement des études, le rendant caduc dans la pratique et inopérant en terme de mobilisation collective des acteurs locaux.

Dans le champ des déplacements urbains, les SDAU approuvés ont entériné le primat de l’automobile sur les transports alternatifs, en programmant un nombre conséquent d’autoroutes, voies rapides urbaines, rocades et autres déviations, les schémas et discours de promotion de ville compacte bien desservie en transports collectifs performants restant au stade de la déclaration de bonne intention consensuelle. Il ne faut pas oublier que les années 1970 ont vu, en parallèle, la publication de SDAU prônant une composition urbaine se rapprochant de ce que David Mangin a nommé « l’urbanisme du fantasme », et le creusement continu des déficits des comptes d’exploitation des réseaux de transport collectif urbain des agglomérations françaises.

Chez les urbanistes et chercheurs, les impasses de la planification fonctionnaliste conduisent à des remises en cause, appelant de nouvelles représentations et méthodologies d’actions en faveur d’une meilleure cohérence entre la ville et ses réseaux de déplacements. Comme l’affirme Marcel Roncayolo, « le rêve orgueilleux et totalitaire de traiter la société à travers les formes spatiales échoue. Le grand renversement des années 1970, c’est la conscience de cette limite, la fin de la représentation projetée 37  ».

La ville progressiste, dominée par le fonctionnalisme et la recherche de rationalité, est apparue davantage reproductive qu’évolutive, bien adaptée à l’urbanisation plutôt qu’à la régénération urbaine. La périurbanisation des agglomérations françaises montre bien que « l’efficacité » du développement urbain et de ses réseaux réside dans la reproduction de solutions et formes certes éprouvées à un moment donné, mais sans que les possibilités d’évolution n’en soient garanties.

Dans ce cadre, comment penser une approche cohérente de la ville et des déplacements qu’elle génère ou attire ? La crise de l’urbanisme fonctionnaliste, et de la planification urbaine qui lui est liée, a rendu envisageable un basculement intellectuel qui, partant de l’approche auréolaire, développe un raisonnement basé sur le réticulaire. Autrement dit, l’entrée dans la problématique de la cohérence urbanisme / déplacements peut s’opérer à partir des réseaux de transport et leur évolution, plutôt que sur des représentations fonctionnalistes d’une cohérence spatiale et nécessairement reproductive. Il s’agit alors de projeter des modes de vie urbains, c’est-à-dire envisager une coordination de façons d’habiter, de travailler, de consommer, de se déplacer, d’avoir une vie sociale, plutôt que de planifier des formes urbaines.

Une telle approche de la cohérence entre urbanisme et déplacements, abordée à partir de l’entrée « transports urbains », peut s’envisager selon deux approches radicalement différentes.

La première permet d’aborder de front, y compris sur le plan spatial, l’occupation des sols et les déplacements urbains, basé sur la viabilité du système urbain. Cette approche découle de la théorie d’Ildefonso Cerdà, élaborée à Madrid et mise en œuvre à Barcelone dans les années 1850. L’adaptabilité et l’évolutivité des solutions offertes en termes de formes urbaines et d’écoulement des différents flux de déplacements, du court terme à la longue période, et l’attention portée au « bien-être individuel et au bonheur collectif38 » en font une approche différente des propositions progressistes.

Illustration 19 : Plan d’extension de Barcelone par Ildefonso Cerdà, tel qu’il fut présenté publiquement en octobre 1859 (in Cerdà, réédition 2005, p. 14)
Illustration 19 : Plan d’extension de Barcelone par Ildefonso Cerdà, tel qu’il fut présenté publiquement en octobre 1859 (in Cerdà, réédition 2005, p. 14)

La recherche de qualité des espaces publics et la prise en compte du caractère multimodal des déplacements urbains sont novatrices (édictées au milieu du XIXe siècle), et constituent d’autres déterminants de la cohérence urbanisme / déplacements pensée par Cerdà, que les modèles de développement urbain fonctionnalistes mis en œuvre après la seconde guerre mondiale ont délibérément négligés39.

Illustration 20 : Illustration de la pensée urbanistique de Cerdà visant la « viabilité universelle », où résidence et communication sont intimement liés, dépassant le « simple » exercice de composition urbaine. (in Cerdà, réédition 2005, p. 25)
Illustration 20 : Illustration de la pensée urbanistique de Cerdà visant la « viabilité universelle », où résidence et communication sont intimement liés, dépassant le « simple » exercice de composition urbaine. (in Cerdà, réédition 2005, p. 25)

La seconde approche possible demeure sectorielle : il s’agit de s’intéresser à l’économie des transports d’une agglomération, à partir de ses réseaux et infrastructures. Dans ce cadre théorique, ce sont donc ces derniers qui sont de première importance ; les choix de développement urbain ne sont alors que des variables influençant positivement ou négativement les évolutions de l’économie d’un ou plusieurs réseaux de transports. Il s’agit donc d’une approche qui demeure fonctionnaliste (la rationalité, c’est-à-dire ici l’écoulement de flux et la recherche de la meilleure rentabilité, demeure l’objectif principal) et sectorielle (on procède par politiques « de branches »).

C’est cette seconde approche qui a été mise en avant dans les tentatives françaises des années 1980 de dépasser la crise de la planification urbaine issue de la LOF, en relançant une planification sectorielle de la mobilité urbaine, censée recréer une cohérence in situ entre réseaux et formes urbaines.

Notes
37.

cité in Dupuy, 1991 (p. 18)

38.

Cerdà, réédition 2005, p. 81

39.

En 1857, Cerdà écrit que « la diversité des moyens de locomotion et de traction, la diversité des directions, des vitesses, des destinations, toute cette multitude incalculable de choses si différentes, si hétérogènes qui circulent sur la voie requiert, dans l’intérêt général, des solutions adéquates au fonctionnement particulier de chacun de ces éléments, selon la nature de chaque mouvement » (Cerdà, réédition 2005, p. 151).