1.4.2. Conclusion : du fonctionnalisme aux politiques publiques contemporaines, les mutations de la notion de cohérence

Ce premier chapitre a été consacré à la transcription progressive de la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements dans les politiques publiques françaises.

La question des liens entre la forme des villes et les déplacements quotidiens qu’elle engendre date de l’avènement de la ville industrielle, avec la relégation des populations défavorisées dans les banlieues et la spécialisation socio-fonctionnelle des sols, entrainant toujours davantage de « migrations alternantes » quotidiennes entre lieu de résidence et localisation des emplois.

Dès l’avènement de cette différenciation spatiale entre habitat et emploi, nombreux sont les observateurs et chercheurs qui, fondant par la même l’urbanisme en tant que discipline à prétention scientifique, se sont intéressés à la question, proposant chacun leur remède à la tension née de ces éloignements géographiques.

Les premiers apports intellectuels ont consisté en la projection d’utopies urbaines, où des « cités idéales », rationnelles, hygiéniques, basées sur la tabula rasa, proposaient un horizon ultime où le progrès technique viendrait palier les difficultés quotidiennes nées de la spécialisation des sols urbains.

La longue ère de l’urbanisme fonctionnaliste a ainsi proposé des modèles urbains différents dans leur forme et leur proposition, mais tous marqués par la recherche d’une rationalité des localisations et des offres de transport devant résoudre le problème. De Cerdà à Buchanan, de Garnier aux nouveaux urbanistes, de nombreux exercices de composition urbaine ont marqué les esprits, structuré les représentations des urbanistes et décideurs jusqu’à aujourd’hui, sans pour autant apporter de réponse adaptée aux questions soulevées par l’urbanisation rapide de la France depuis le XIXe siècle.

La législation française sur la planification urbaine et sur la gestion des mobilités quotidiennes reflète assez fidèlement l’évolution de la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements au cour du XXe siècle. D’une logique de plans d’embellissements jusque dans les années 1940, la loi bascule dans l’urbanisme fonctionnaliste au lendemain de la seconde guerre mondiale, aboutissant à la promulgation de la LOF en 1967, alors même que se manifestent les premiers signes d’essoufflement d’un modèle d’action publique, et les premières impasses de l’urbanisme fonctionnaliste.

L’aggravation des difficultés de circulation dans les agglomérations françaises au cours des années 1970 a mis à l’agenda politique la question des déplacements urbains, sous un angle généralement monomodal (circulations motorisées individuelles), fonctionnaliste (recherche de fluidité et d’augmentation des vitesses des flux automobiles) et sectoriel (plans de circulation élaborés par des ingénieurs des Ponts et Chaussées, sans véritable prise en compte des interrelations qu’une ville entretient avec ses réseaux de transport).

Dès les années 1980, un outil de planification des déplacements urbains est créé, le PDU. Celui-ci a été successivement conçu comme moyen de renforcer l’offre de transport collectif (ère LOTI), puis comme démarche visant à répondre à des mots d’ordre environnementalistes de préservation de la qualité de l’air (ère LAURE), avant d’être, à partir de 2000, appelé à être l’outil de planification programmatique de la composante « mobilités urbaines » de projets de développements « globaux » (ère SRU), où une communauté locale d’acteurs cherche à organiser harmonieusement les localisations, l’organisation, la composition et les déplacements quotidiens d’une agglomération urbaine.

Depuis la promulgation de la loi SRU, la cohérence entre urbanisme et déplacements est une notion qui est revenue sur le devant des scènes de négociation locales, étant devenue le mot d’ordre d’une injonction législative.

Depuis 1967, la cohérence entre urbanisme et déplacements n’était que procédurale, c’est-à-dire que seuls les documents emboités de planification présentaient des exercices de composition urbaine à la cohérence parfaite mais fictive. L’innovation majeure introduite par la loi SRU est certainement le passage d’une cohérence des procédures à une cohérence des résultats. Si le texte reste vague sur les conditions de mise en œuvre locale de projets de développement partagés, il est clair sur les attentes du législateur : les agglomérations sont censées devenir cohérentes, tant sur le plan morphologique qu’en terme de gouvernance locale, à l’issue de la mise en œuvre des nouvelles démarches de planification urbaine.

L’Etat, à l’origine de la loi, a fourni aux collectivités locales un accompagnement méthodologique pour les SCOT et les PDU, par l’intermédiaire des structures d’études dépendant des ministères concernés : CERTU, CETE, ADEME… En revanche, on ne peut trouver trace d’une méthode ou d’un encadrement détaillant les moyens de répondre, concrètement, à l’injonction de cohérence de résultat. C’est donc bien au niveau local que les groupes d’acteurs doivent élaborer leur propre méthode et choisir les outils appropriés à l’injonction de cohérence.

Cette seconde innovation que constitue le devoir local d’innovation est à double tranchant : il peut aussi bien déboucher sur une mise en projet coordonnée débouchant sur des réalisations allant dans le sens d’une cohérence physique des agglomérations, ou bien sur une production de documents de planification « prudents », destinés à éviter le « délit d’incohérence » créé en quelque sorte par la loi SRU58.

Malgré ce risque, le devoir local d’innovation semble correspondre au contexte français actuel de décentralisation et de territorialisation de l’action publique59 : tant l’Etat central que les collectivités territoriales souhaitent poursuivre cette évolution, malgré les délicates questions de financement des compétences transférées. De même, la contractualisation des relations entre l’Etat et les échelons locaux, et entre les collectivités territoriales elles-mêmes, se développe, au détriment des procédures de « plans » hérités de l’après seconde guerre mondiale60.

Les lois Gayssot, Voynet et Chevènement contiennent donc un appel à une globalisation de l’action publique, dont la cohérence est le mot d’ordre. On peut ainsi mesurer le chemin parcouru en termes de pensée et de méthode urbanistique, depuis l’émergence de la notion de cohérence entre urbanisme et réseaux de transport chez les premiers utopistes et théoriciens de l’urbanisme. Du progressisme à l’injonction de résultat en passant par le fonctionnalisme et le nouvel urbanisme, cette notion a changé de statut, de contenu et de portage.

L’approche contemporaine de la cohérence entre urbanisme et déplacements appelle la création de scènes de négociations territorialisées, où se négocient les termes d’un projet urbain partagé par une communauté d’acteurs. L’injonction de résultat contenue dans la loi ayant pour objectif que ces « clubs » innovent et structurent leur coordination, on peut émettre l’hypothèse que la cohérence attendue par la loi engendre, sur le terrain, une convention d’action, c’est-à-dire des « actions menées par un groupe, qui se réfère, explicitement ou non, à un ensemble de règles de formulation vague, d’origine obscure, de caractères arbitraires, dépourvues de sanction juridique directe, et qui influe directement ou indirectement sur son action61. »

Cette hypothèse mérite bien évidemment d’être explicitée et discutée ; ce sera l’objet du chapitre 3. Auparavant, il est nécessaire d’analyser l’évolution de la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements, en s’intéressant à la substance du Plan de Déplacements Urbains, devenu l’un des outils privilégiés de recherche de cohérence, et aux présupposés contenus dans la loi française sur les liens de causalité entre urbanisme et transports, sur le rôle de la planification dans les processus décisionnels, ou bien encore sur les liens entre politique sectorielle et projet politique global.

Notes
58.

c’est l’un des enjeux pointé par J-C Castel (2001) : « favoriser la cohérence par les principes et faire en sorte que le droit reste relativement indéterminé sur le terrain, voilà, semble-t-il, une orientation qui se dessine pour la planification urbaine. (…) Le législateur a choisi la voie qui consiste à faire des outils de planification le lieu d’ordonnancement de toute la complexité du réel, où tout doit être logiquement compatible avec tout, au risque de conduire à un choix entre risque de blocage ou risque de vidage ». (p. 18-19)

59.

les évolutions de l’action publique seront appréhendés plus en détail au chapitre 2.

60.

Leur ultime survivance, les contrats de plan Etat –régions, sont remplacés en 2007 par des « contrats de projet ».

61.

définition adaptée de celle d’O. Favereau (1999)