2.1.1. Une politique sectorielle appelée à répondre à des objectifs politiques globaux

La loi SRU affiche plusieurs objectifs globaux, dont celui de cohérence, qui appellent une action publique transversale. Pourtant les exercices de planification à l’échelle des agglomérations demeurent sectoriels : PDU pour les déplacements, PLH pour le logement, SDC pour le commerce, etc. Aucune démarche de co-élaboration n’a été prévue dans la loi, qui considère par ailleurs que les échelons inférieurs de l’arborescence planificative française (PLU, PDU, SDC, PLH…), doivent être cohérents avec le SCOT, sans pour autant attendre nécessairement que celui-ci ait été approuvé. Six années après la promulgation de la loi, force est de constater qu’aucune agglomération française n’a validé son SCOT avant d’avoir réalisé ou révisé leur document de planification des sols, véritable outil politique quotidien des municipalités directement élues au suffrage universel, au contraire des intercommunalités.

Pourtant, et ainsi que le rappelle Pierre Veltz, la cohérence fonctionnelle, l’harmonie, l’aménagement du territoire de la République française sont de « vieilles passions françaises 62   », surtout depuis la « France gaullienne », au sortir de la seconde guerre mondiale, période où l’Etat central a été fort et volontariste, dans un contexte national d’urbanisation rapide.

En ce sens, la cohérence fonctionnelle pure et parfaite63 des cartes de zonage de la planification urbaine des années 1960 a bien répondu à ces représentations d’un aménagement harmonieux des agglomérations françaises, héritage des qualités figuratives des plans d’embellissement en vigueur jusque dans les années 1940.

Dès les années 1970, les chercheurs en urbanisme se sont pourtant lancés dans des travaux remettant en cause l’approche fonctionnaliste des déplacements urbains, et plus généralement de sa cohérence avec les politiques d’urbanisation, notamment pour sa déconnexion avec les réalités socio-économiques et politiques et pour les impasses opérationnelles produites par le zonage des sols. Dans le même temps, et ainsi que nous le verrons au point suivant, c’est à cette même période que l’efficience de l’entrée par les déplacements sur les dynamiques urbaines a été remise en question.

La tension entre la poursuite d’objectifs globaux et les outils disponibles, cantonnant l’action publique à sa fragmentation en secteurs, a dès lors été régulièrement ciblée par les différents apports de la recherche urbaine, sans pour autant que cette identification ne débouche sur une modification des modalités de l’action publique sur le système urbain et la mobilité qu’il engendre quotidiennement.

Ainsi Christian Lefèvre et Jean-Marc Offner, ont remarqué que la « quête d’une insaisissable cohérence 64   » a été réclamée, telle une incantation, à chaque colloque ou discours sur la thématique depuis 1970 (colloque de Tours : « l’avenir des transports urbains »), en passant par les rencontres de la FNAU à Lyon en 1981 (« Urbanisme – déplacements – transports »).

Pour C. Lefèvre et J.M. Offner, la récurrence des appels à la coordination des politiques d’urbanisme et de déplacements depuis 1970 révèle que l’Etat n’avait pas suffisamment pris conscience des difficultés et impasses suscitées par la sectorisation de l’action publique et par le caractère normatif et passif de la planification urbaine française, aggravé par l’émiettement des compétences et des territoires (« égoïsmes municipaux », vision politique à court terme…)

Aussi la cohérence « pure et parfaite » affichée par les zonages sur les cartes et par l’arborescence des démarches de planification (SDAU, POS, Plans quinquennaux, EPIT65, PDU…) n’a jamais pu se concrétiser sur le terrain. Tout au plus, ce décalage a engendré la production de nouvelles méthodes d’étude des rapports entre urbanisme et déplacements : analyse des budgets énergie et transports des agglomérations, plans de circulation, modélisation des systèmes de déplacements par analyse des flux…

Chez les praticiens de l’urbanisme, le même constat de tension entre des objectifs globaux et des méthodes d’action sectorielles a été élaboré ces vingt dernières années, pour tenter de comprendre et dépasser la crise de la planification. Ainsi Jean Frébault n’a-t-il eu de cesse, au cours des années 1980, de réclamer une plus grande horizontalité de la commande politique et des pratiques professionnelles, ainsi qu’un renforcement de l’intercommunalité et l’éclaircissement de la décentralisation, afin de lutter contre le cloisonnement et la sectorisation de la planification urbaine fonctionnaliste, dans laquelle la cohérence reste « de façade66 ».

Marc Wiel, autre praticien de la planification urbaine française, a également montré comment la pratique et les représentations de l’urbanisme issus de la LOF, confrontés à la volonté d’agir sur l’urbain en réponse à de grands objectifs transversaux, peuvent engendrer à l’excès chez les professionnels et les décideurs, une perception de la ville contemporaine comme forme statique et symbolique, comme forme matérielle devenant objet de planification, trop éloignée du système dynamique qui caractérise les mutations urbaines actuelles, orchestrées par les arbitrages des ménages et des entrepreneurs en terme de mobilité67.

Aussi l’ancien directeur de l’Agence d’urbanisme de Brest constate-t-il que pour sortir des erreurs de la planification urbaine traditionnelle, il s’agit de concevoir ensemble les politiques de déplacements et d’aménagement urbain, plutôt que de chercher à les mettre en cohérence , ce qui reviendrait à reconnaître leur autonomie, alors que ces deux politiques ne sont que deux aspects d’une même réalité urbaine.

La tension entre objectifs globaux et action sectorielle, mise en exergue par la législation récente, était pourtant déjà perceptible lors de la mise en œuvre, au niveau local, de la loi d’orientation foncière. Bien qu’ayant été cernée et décrite dès les années 1970 par les chercheurs et les praticiens urbanistes, elle n’a pas été dépassée par l’arsenal législatif réformiste des années 1990 : la transcription dans la loi du concept de développement durable et la réaffirmation du besoin de cohérence entre urbanisme et déplacements n’ont fait qu’augmenter l’hiatus existant dès l’origine entre les objectifs politiques affichés et les moyens méthodologiques alloués, alors même qu’aucun des débats récurrent de l’urbanisme n’avait été tranché au cours de la période (densités, compacité, formes urbaines, efficacité et subsidiarité des modes de transport, etc.)

En fait, ce premier niveau d’analyse de cette tension renvoie à un second niveau, qui s’interroge sur l’efficience même des démarches de planification des réseaux de transport sur les dynamiques urbaines. Et si ce premier débat est marqué par un relatif consensus scientifique, la question du rôle des transports sur la ville qu’ils desservent n’apparaît pas tranchée, ni au sein de la recherche urbaine, ni chez les praticiens.

Notes
62.

Veltz, 2004, p. 7. L’auteur cite le texte fondateur de Michelet (le Tableau de la France, 1833), pour rappeler l’importance accordée en France à une « vision architectonique d’un territoire traité comme un corps global, toujours en recherche d’harmonie, de cohérence et d’équilibre [qui] n’a cessé d’inspirer tous ceux qui, penseurs et praticiens, ont voulu contrôler, organiser, remodeler ce territoire » (p. 8)

63.

termes choisis pour rester dans une approche économiste, en écho à la référence libérale classique au marché et à la concurrence « purs et parfaits » animés par la « main invisible ».

64.

Lefèvre, Offner, 1990

65.

Etudes Préliminaires des Infrastructures de Transports, que l’on peut qualifier d’ancêtres des Dossiers de Voirie d’Agglomération impulsés par le ministère de l’Equipement dans les années 1990.

66.

Parmi les nombreuses contributions de Jean Frébault sur cette question, on peut citer son article « L’interface urbanisme – déplacements – transports = horizontalité et logiques sectorielles ; pour un décloisonnement des approches », in « Transports Urbanisme Planification » n° 2 (1983). Jean Frébault est l’un des pères de la planification urbaine stratégique, à travers la démarche « Lyon 2010 » menée au début des années 1990.

67.

« Ville et automobile », Wiel, 2002.