2.1.2. Planification des déplacements : quelle efficience sur l’urbanisme ?

Les infrastructures de transport influencent-elles l’urbanisation ? Si la réponse est positive, il devient légitime de chercher à quantifier ces effets, à les planifier afin de les organiser, les concentrer ou les répartir, et de créer les conditions politiques et organisationnelles d’une coordination des projets urbains et des projets d’infrastructures. Si au contraire la réponse est négative, on peut alors s’interroger sur la permanence des représentations à l’œuvre, tant dans les imaginaires des professionnels et des élus, que dans la population.

La question du rôle des transports sur l’urbanisme semble simple au premier abord ; il faut pourtant se méfier du poids des représentations qui affecte tout jugement sur cette question, puisqu’elle n’a, en fait, jamais été clarifiée sur le plan scientifique.

Si les effets de l’urbanisation en terme de création de demande de transport font consensus en ce qui concerne les agglomérations développées contemporaines, la question de l’impact d’une infrastructure, voire d’un réseau, fait débat dans la recherche urbaine, ce qui montre la difficulté à quantifier valablement de tels éléments.

Dans son manuel sur « la géographie, l’économie et la planification des transports68 » qui se veut un état des questions fondamentales sur ces thématiques, Pierre Merlin ne tranche pas la question, en citant des travaux anglo-saxons montrant la faible influence des réseaux de transports collectifs « lourds » en Grande-Bretagne, pendant que la part modale de ces mêmes transports collectifs redécollait en Allemagne de l’Ouest (Peter Hall et Carmen Hass-Klau69).

Pierre Merlin observe pourtant que les créations d’autoroutes ou de métros en France, en Italie et aux Etats-Unis ont eu un effet accélérateur sur l’urbanisation, sous réserve de disponibilités foncières, pour les (re)localisations d’habitat et d’activités économiques. Mais cet effet accélérateur n’existe que si la création de l’offre de déplacements s’inscrit dans une logique simultanée, congruente 70 , de transformation sociale, économique et urbaine du territoire desservi.

En d’autres termes, l’infrastructure ne crée pas une dynamique urbaine (accumulatrice ou dispersive) mais elle peut accompagner ou accélérer des changements préexistants, explicables par des phénomènes plus globaux (spécialisation d’un territoire, étalement ou concentration, amélioration ou péjoration de la valorisation financière d’un emplacement, etc.) C’est donc sur la base de ce constat que doit se poser la question de l’intérêt de planifier de telles infrastructures « lourdes » en coordination avec des projets urbains précis, dont les interrelations avec l’offre de transport auront été, autant que possibles, anticipées et accompagnées.

Illustration 22 : Transcription fonctionnelle des effets engendrés par trois types d’infrastructures de transport, selon P. Merlin.
Illustration 22 : Transcription fonctionnelle des effets engendrés par trois types d’infrastructures de transport, selon P. Merlin.

Un exemple d’approche développant un lien de causalité directe entre transports et urbanisme (source : Merlin, 1991)

Illustration 23 : Préconisations de développements d’échangeurs, selon que l’on cherche à encourager ou non le développement des périphéries suburbaines
Illustration 23 : Préconisations de développements d’échangeurs, selon que l’on cherche à encourager ou non le développement des périphéries suburbaines

(source : Merlin, 1991). Une vision pédagogique, mais très marquée par une approche « centre – périphérie » et une causalité directe entre urbanisme et transports.

Pour Francis Beaucire, le « pouvoir urbanistique » des transports collectifs en site propre modernes existe et se retrouve dans chaque ville qui s’en est doté ; il considère à ce titre que les exercices contemporains de planification des déplacements urbains que sont les PDU peuvent être considérés comme des démarches dépassant leur seule dimension sectorielle.

Remarquant le rôle fondamental historique des transports collectifs dans les villes européennes, et plus généralement des transports dont les « infrastructures ont le pouvoir d’en changer la géographie », F. Beaucire s’est clairement engagé, au cours des années 1990, dans la vague conceptuelle et médiatique créée par le renouveau du tramway dans plusieurs grandes agglomérations françaises71. Le nouveau tramway « à la française », par son site propre intégral, le réaménagement complet des espaces publics traversés et le surcroit d’offre de transport apporté en feraient un puissant vecteur de changement d’image d’une ville et de structuration de son urbanisation.

Ce positionnement optimiste sur l’efficience d’une entrée « déplacements urbains », fût-elle centrée sur les mode alternatifs à la voiture individuelle et sur le développement durable, ne fait pourtant pas consensus, dans la recherche en urbanisme, quant à son « influence » sur l’urbanisme.

Jean-Marc Offner a notamment déconstruit le mythe des « effets structurants du transport 72  », en montrant que toutes les recherches menées sur ce sujet ne concluent qu’à une accélération de tendances préexistantes 73 , au sein des agglomérations françaises. Les différents travaux74 menés, à l’échelle interurbaine cette fois-ci, par François Plassard, aboutissent aux mêmes conclusions : malgré la diversité socio-économique, géographique et temporelle des cas étudiés75, il ressort toujours que « si l’on est certain qu’il y a bien une relation forte entre de nouvelles infrastructures de transport et les transformations du territoire, il reste encore de nombreuses zones d’ombre, et surtout il n’existe pas à l’heure actuelle de cadre théorique convaincant qui permette de représenter ces relations76 ».

On peut donc répondre positivement à la question sur le caractère structurant, pour l’urbanisme, des réseaux de transport. Mais l’interrelation entre les deux demeure mal quantifiable, et engendre des « effets externes » non négligeables (pollution, étalement urbain, spécialisation des territoires, etc.), bien loin de la cohérence fonctionnelle et idéale rêvée sur plan. Il convient également de conserver du recul par rapport aux innovations technologiques qui jalonnent l’histoire des transports, notamment urbains : si ville et réseaux sont indissolublement liés, leur développement « congruent » paraît bien irréel.

Nous pouvons alors reposer la question : en quoi planifier des réseaux de transport permet-il de faire œuvre d’urbanisme ? Il ressort des travaux cités ci-dessus qu’un Plan de Déplacements Urbains, par exemple, est un outil sectoriel efficient s’il permet de dégager des consensus et des projets entre acteurs, mais uniquement s’ils ne sont pas déconnectés, à la fois du réel, c’est-à-dire de la Ville, de ses mutations, de ses tensions, de ses développements ; mais également des autres démarches de planification, des autres scènes de négociation d’un projet urbain nécessairement global.

En ce sens, la planification fonctionnaliste des années 1970, qui prévoyait, sur plan, une autoroute, ses échangeurs, et zonait les sols en fonction de présupposés de développement et d’interrelations entre tissus urbains et infrastructures de transport, ne peut être considéré aujourd’hui comme efficiente. La planification des réseaux de transport – et au-delà, leur concrétisation – agit sur la structure urbaine, sa composition socio-économique, ses formes. Mais celle-ci ne peut naturellement suffire à prétendre agir sur l’urbain tout entier.

S’il y a crise de la planification en France depuis les années 1970, il convient pour autant de ne pas abandonner toute velléité d’organiser, anticiper, harmoniser, équilibrer les dynamiques qui modifient constamment les villes françaises. Dans ce « plaidoyer » pour la planification urbaine, il faut donc retenir, d’une part, que celle-ci ne peut plus s’envisager selon les préceptes fonctionnalistes qui ont structuré – et influencent encore – l’urbanisme français ; et d’autre part, que les déplacements urbains constituent une entrée privilégiée dans cette vaste problématique, par les « effets » qu’elle engendre quotidiennement sur la Ville, sans pour autant suffire à l’embrasser pleinement.

Il faut alors rappeler ici les travaux de Gabriel Dupuy, qui a bien montré que l’incompréhension des réseaux par l’urbanisme existe depuis l’invention de la discipline 77 . L’approche fonctionnelle a dominé sur la vision réticulaire, à l’exception de quelques fondateurs ou penseurs, tels I. Cerdà ou F.L. Wright. Nous assisterions donc à une double incompréhension.

D’une part, la persistance – essentiellement chez les praticiens – du mythe de structuration de la ville par ses transports masquerait une réalité plus complexe d’évolutions liées entre urbanisation et demande de transport. D’autre part, la formation et les représentations des urbanistes empêcheraient leur appropriation de la dimension réticulaire du fait urbain contemporain.

Ne toucherions-nous pas aux limites de la pensée urbaine ? Il s’agit in fine de répondre à l’une des questions fondatrices de l’urbanisme : comment concilier l’installé (localisations humaines et économiques plus ou moins sédentarisées) et le flux (circulation matérielle de biens et de personnes et immatérielle de valeurs économiques et d’informations), qui sont l’essence même de l’ urbs  contemporaine ?

Si l’entrée dans l’action urbaine par les déplacements urbains apparaît confortée, au final, par les différents travaux mentionnés ci-dessus, il reste pourtant à questionner le rôle que peut tenir la planification des déplacements dans la production des réseaux auxquelles elle s’intéresse.

Notes
68.

Merlin, 1991

69.

Hall, Hass-Klau, 1985, « Can rail save the city ? The impacts of rail rapid transit and pedestrianisation on British and German cities, Aldershot, Gower, 241 p. (cité in Merlin, 1991)

70.

pour reprendre le terme créé par J-M Offner

71.

cf. par exemple Lebreton, Beaucire, 2000

72.

Offner, 1993, in « L’espace géographique » n° 3

73.

cf. par exemple les impacts du métro sur l’immobilier à Lyon et Villeurbanne, étudiés par le CETUR en 1979 et l’IRT en 1982.

74.

travaux dont on peut trouver une synthèse in Plassard, 2003

75.

un village aveyronnais au XIXe siècle, le bassin industriel du Creusot aux XIXe et XXe siècles, les tronçons autoroutiers mis en service après 1970, le TGV Paris – Sud-est au début des années 1980, le tunnel sous la Manche dans les années 1990…

76.

Plassard, 2003, p. 87

77.

Dupuy, 1991