2.1.3. Rôle de la planification des déplacements dans la production de réseaux de transport

Quelles sont les relations entre planification des déplacements et développement des réseaux de transport ? La réponse n’est pas si simple que le laisse entendre cette question « basique ».

Elle mérite d’être (re)posée, dans une société française de plus en plus urbaine, marquée par une mobilité de plus en plus fragmentée liée au développement d’une pratique de la Ville en « archipel », pour reprendre le terme de F. Ascher78 ; dans une discipline dont les débats fondateurs sur la forme, les densités, les interrelations entre urbanisme, déplacements et évolutions socio-économiques se sont maintenus sans connaître d’avancées scientifiques majeures ; enfin, dans des processus d’action publique qui ont remis en cause, depuis maintenant plus de trente ans, les fondements, les finalités, les méthodologies de la planification urbaine.

Pour faire le point sur cet aspect du questionnement soulevé par notre sujet de recherche, nous pouvons constater, pour débuter, que certains chercheurs ont démontré l’atténuation de la portée de ces exercices de planification sectorielle causée par l’absence de coordination à l’amont avec les projets urbains, soit d’urbanisation nouvelle, soit de renouvellement urbain.

Ainsi dans sa thèse79, Pierre-Henri Emangard a montré de manière illustrée et pédagogique comment les tracés de voirie et la juxtaposition des ilots urbains monofonctionnels issus du zonage de la planification urbaine française influençaient l’efficacité (tracé, rapidité, fréquence, donc équilibre financier du réseau) des dessertes en transport collectif, influence sur laquelle les PDU et autres démarches sectorielles n’ont pas ou très peu de prise.

Cette influence est fréquemment négative, dès lors que l’on se trouve dans des quartiers périphériques (de la première à la troisième couronne). La densité d’habitat et/ou d’emplois, la structure viaire, les cheminements piétonniers sont généralement inadéquats à l’attractivité et à l’efficacité des transports collectifs, hors captifs de ce mode, dans les quartiers de grands ensembles, dans les lotissements, les zones commerciales périphériques et les zones d’activité.

P.H. Emangard a également décrit, exemples à l’appui, comment le mouvement centrifuge de déconcentration des emplois, du cœur des agglomérations vers une myriade de pôles d’emplois secondaires localisés en périphérie a, d’une part encouragé l’éloignement et l’éparpillement de l’habitat en seconde et troisième couronnes, et d’autre part réduit de manière drastique le nombre de clients potentiels du transport collectif, qui n’a jamais pu rivaliser en terme d’efficacité avec l’automobile sur ces besoins de déplacements. Sur ce point également, il ressort que les planifications des transports, même à l’échelle des agglomérations, ne permettent pas d’agir sur ces phénomènes, renvoyant ce type d’espace urbain à un « modèle californien », c’est-à-dire abandonnant en quasi-totalité les possibilités de desserte aux modes mécanisés individuels.

C’est ce qui fait conclure au chercheur qu’il est plus exact de dire que « la ville s’est progressivement inadaptée au transport public 80  », plutôt que l’affirmation inverse, plus répandue, qui consiste à penser que les transports collectifs n’ont pas su s’adapter aux évolutions urbaines. En ce sens, P-H. Emangard s’est étonné que les politiques de relance des transports collectifs, initiées dans les années 1970 et multipliées dans les années 1980, aient été menées au moment même où explosait le développement périurbain des agglomérations françaises, conçu selon la seule accessibilité routière, secteurs traditionnellement délaissés81 par les démarches de planification type PDU.

Dominique Larroque, Michel Margairaz et Pierre Zembri ont abordé la même thématique de recherche, à partir d’une entrée qui s’intéresse plus directement au rôle des planifications et des décisions publiques sur l’évolution et le développement des réseaux de transport 82 . L’intérêt majeur de leur travail est de s’être intéressés à un cas particulier mais instructif, et sur une longue période : la région parisienne aux XIXe et XXe siècles.

Il ressort de leurs travaux que l’on peut distinguer grandes et petites décisions . Les grandes décisions (lancement d’infrastructures lourdes, choix techniques peu réversibles, innovations tarifaires, évolutions institutionnelles…) ont engendré d’importantes conséquences (généralement positives en termes de trafics et/ou d’équilibre financier) à court et moyen terme, mais obéré la prise de nouvelles décisions à long terme. Les petites décisions (renouvellement de concessions, carte orange, modifications de lignes…) ont des conséquences plus locales ou plus limitées83, sont souvent inféodées aux grands choix, mais permettent des ajustements que ces derniers ne peuvent prendre en compte.

Le second enseignement des travaux dirigés par D. Larroque est que la longue durée analysée permet de confirmer que les modes d’élaboration des décisions ne sont pas linéaires 84 , allant d’une centralisation autoritaire à une décentralisation ouverte à la concertation.

Au contraire, l’histoire du développement des réseaux de transport collectif en Ile de France montre une succession de décisions largement débattues85 et de choix plus autoritaires86, dont les conséquences n’ont pas toujours correspondu à l’intérêt le plus général, ou aux priorités les plus urgentes87. En d’autres termes, les contingences locales et temporelles, les choix politiques et les possibilités techniques influent davantage sur une succession de décisions que la visée de l’intérêt collectif à long terme, c’est-à-dire à une vision « ultime et parfaite » d’un système urbain.

Cette recherche replace les planifications franciliennes, qu’elles soient sectorielles (déplacements) ou globales (schémas directeurs) dans un rôle d’affichage public d’un projet bénéficiant d’un certain consensus entre acteurs, mais qui n’a pas de rôle directement moteur sur le développement des réseaux 88 .

Une autre entrée dans les réflexions sur le rôle de la planification des déplacements dans le développement des réseaux de transport consiste à s’interroger sur l’utilité des plans établis depuis les années 1970 (plans de circulation, puis de déplacements urbains) et sur l’utilisation de crédits importants affectés au développement des transports collectifs sur toute la période, alors que les enquêtes ménages – déplacements montrent, sur une assez longue période, le maintien – au mieux – de la part modale des transports collectifs, ou bien la poursuite de son érosion face aux transports mécanisés individuels.

Cette question a été traitée dans le cadre du programme PREDIT par une recherche dirigée par Patrick Bonnel89, chercheur à l’ENTPE. Reprenant le constat que l’étalement des localisations humaines et économiques, la périphérisation des flux, la bimotorisation croissante des ménages et le vieillissement de la population sont des tendances lourdes défavorables au transport collectif, cette recherche conclue, à la suite d’une analyse des données issues des enquêtes ménages – déplacements, que l’avenir de la mobilité urbaine réside dans le renforcement de la possibilité de choix modal. Lorsque les transports collectifs sont performants, ils sont majoritairement empruntés, y compris par des personnes pouvant effectuer leur déplacement en voiture.

A l’appui de ce résultat, on trouve également les conclusions des travaux menés, toujours dans le cadre du PREDIT90 par V. Kaufmann, C. Jemelin et J-M. Guidez, qui montrent que « la dynamique urbaine que connaissent actuellement les agglomérations françaises et par laquelle la ville émergente se fait autour de l’automobile n’est pas le fruit d’un modèle d’aspiration généralisé 91  », et que l’usage de l’automobile relève davantaged’une absence de choix modal véritable (vitesse du déplacement, horaire, chaînage des déplacements, souplesse…), résumée par la notion de dépendance automobile 92 de Gabriel Dupuy93.

Il s’agit donc d’agir sur le niveau de l’offre multimodale de transport, mais également sur les localisations humaines et économiques, et sur la desservabilité de ces localisations, tous ces leviers ayant vocation à être abordés dans les différents niveaux de planification urbaine. En ce sens, ce n’est pas l’existence des planifications des déplacements urbains qui devrait être remise en cause, mais bien sa finalité (au-delà de l’affichage officiel, quels sont les objectifs réellement poursuivis par un PDU ?) et ses moyens d’action (comment permettre à des acteurs investis dans un projet PDU d’agir sur la trame viaire, la densité et la mixité urbaines, c’est-à-dire à dépasser le contingentement sectoriel de la démarche ?)

Il est possible de conclure, sur la question du rôle des planifications des déplacements sur le développement effectif des réseaux, que l’on ne peut attendre des premières un lien de causalité directe avec les seconds. Si la projection d’un développement encadré, anticipé et coordonné des réseaux de transport semble devoir passer par la réalisation d’exercices de planification, ceux-ci n’ont pas de pouvoir intrinsèque suffisamment fort pour (re)structurer et développer une offre de transport.

Les réseaux de transport, marqués par la succession de planifications, de décisions et par la tension entre volontarisme basé sur une foi en le pouvoir urbanistique des réseaux d’une part, déterminismes des formes urbaines et rationalité financière d’autre part, apparaissent sous cet angle comme un ensemble d’objets techniques finalement instrumentalisés au profit de vicissitudes institutionnelles, financières et techniques.

En conclusion, nous pouvons retenir que la planification des déplacements demeure un levier pertinent de mise en projet et d’action sur l’urbain, mais un levier qui ne peut être conçu que dans une perspective transversale de projet urbain. Tout espoir d’analyser et quantifier scientifiquement les effets des transports sur l’urbanisme, ou de la planification des déplacements sur les réseaux, doit être abandonné et considéré comme l’un des aspects mythiques et fondateurs de l’urbanisme.

Tous les exemples et recherches cités jusqu’à présent ont par ailleurs montré que toute analyse de la substance des démarches contemporaines de planification des déplacements doit également prendre en compte les évolutions institutionnelles qui ont marqué la France ces 25 dernières années : fragmentation des pouvoirs, décentralisation, partage des compétences sont autant d’éléments de compréhension clés pour une telle recherche, c’est pourquoi nous allons à présent nous y intéresser.

Notes
78.

Ascher, 2001 et 1995

79.

Emangard, 1991 (thèse dirigée par G. Dupuy à l’ENPC)

80.

Emangard, 1991, p. 183

81.

Offner, 2006

82.

Larroque, Margairaz, Zembri, 2002

83.

à l’exception notable de la carte orange, dont le succès et la portée n’avaient été anticipés ni par la RATP, ni par la SNCF ni même par les ministères de l’économie et des transports.

84.

confirmation des enseignements de L. Sfez sur la décision (cf. par exemple Sfez, 1994)

85.

cas de la création du métropolitain à la fin du XIXe siècle, ou du SDRIF de 1994 (Schéma Directeur de la Région Ile-de-France) par exemple

86.

sous la période gaullienne par exemple (District mené par Delouvrier [cf. Institut Paul Delouvrier, 2003], création du RER…)

87.

cf. l’exemple de la décision de réaliser en parallèle deux projets concurrents dans les années 1990, Eole (SNCF) et Météor (RATP)

88.

Ainsi les travaux de D. Larroque multiplient les exemples de réalisations non planifiées, et à l’inverse de projets planifiés mais jamais réalisés ou aboutis.

89.

Bonnel (s/s dir.), 2003

90.

Programme de recherche et d’innovation dans les transports terrestres, piloté par les ministères de la recherche, des transports, de l’industrie et de l’environnement, ainsi que par l’ADEME et l’ANVAR.

91.

Kaufmann, Jemelin, Guidez, 2002, p. 149

92.

selon l’INSEE (INSEE première n° 1039, septembre 2005), les ménages ont consacré 14,9 % de leur budget aux transports (10,6 % en 1960), dont 83 % pour leur(s) automobile(s). C’est le second poste budgétaire après le logement et largement devant l’alimentation (en 1960, le budget alimentaire d’un ménage était deux fois et demie plus élevé que celui des transports).

93.

Dupuy, 2005, in Pouvoirs locaux n° 66