2.2.1. Décentralisation et fragmentation des pouvoirs : le nouveau cadre institutionnel de la recherche de cohérence

La décentralisation, amorcée en 1982 et poursuivie depuis, a modifié en profondeur le rôle de l’Etat, la légitimité de son action et de son positionnement, au bénéfice des différents échelons des collectivités locales. Ce sont en premier lieu les Communes qui ont vu leur rôle se renforcer, notamment par leur compétence en urbanisme (plans d’occupation des sols, devenus PLU avec la loi SRU, permis de construire, droit de préemption…)

Les Départements ont acquis la compétence de gestion des transports interurbains routiers, autrement dit des réseaux de cars desservant les communes hors périmètres de transports urbains, planifiés au travers de Schéma Départemental des Transports (document non prescriptif) ; ils gèrent également le réseau routier départemental – compétence étendue aux routes nationales déclassées en 2006 / 2007. Ce domaine d’intervention confère aux Départements un rôle important dans la gestion des flux routiers entre les centralités urbaines et leurs périphéries, et plus généralement sur les vitesses moyennes pratiquées dans les déplacements quotidiens : de nombreuses voies rapides ont accompagné et renforcé les dynamiques d’étalement urbain, à budget – temps de déplacement quotidien constant pour les ménages français. Les Conseils généraux ont par ailleurs en charge les collèges, ce qui a une influence indirecte sur l’urbanisme et sur les déplacements, selon les choix politiques d’implantation d’établissements.

Les Régions ont accédé en 1986 au rang de collectivité territoriale. Si celles-ci financent depuis cette date des aménagements de réseaux routiers et ferroviaire, par l’intermédiaire des Contrats de plan Etat – Région (devenus Contrats de projet en 2007), elles sont pleinement compétentes, depuis la loi SRU de 2000, en matière de transport régional ferroviaire, suite à une expérimentation initiée en 1997, menée par 6 Conseils régionaux volontaires. Ce sont également les Régions qui élaborent un Schéma Régional d’Aménagement Durable du Territoire (SRADT). En matière de déplacements, elles élaborent un Schéma Régional des Transports, document d’orientation sans valeur prescriptive. Ces dernières années, de nombreux Conseils régionaux ont mis en place une contractualisation de leurs aides aux projets locaux de développement ; en Rhône-Alpes, cette politique initiée dès 1993 a été nommée Contrats Globaux de Développement (CGD) puis Contrats de Développement Rhône-Alpes (CDRA).

Longtemps stigmatisée pour son découpage en 36 000 communes, la France a fini par connaître, après plusieurs échecs, une vague importante de création d’intercommunalités de projet, suite à la loi Chevènement 94 de 1999. Année après année, ces EPCI95 conquièrent de nouvelles compétences, souvent stratégiques par rapport à la thématique de la cohérence entre urbanisme et déplacements : aménagement du territoire, transports urbains, politique de l’habitat, développement économique…

Si l’on excepte les 14 agglomérations96 qui se sont constituées – par injonction nationale en 1966 ou librement à partir de 1968 – en Communautés urbaines, la forme désormais classique d’échelon institutionnel intercommunal est la Communauté d’agglomération, dans les espaces urbains qui sont concernés par les Plans de Déplacements Urbains (obligatoires au-delà de 100 000 habitants). Ces Communautés sont des Etablissements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI), regroupant plus de 50 000 habitants, dont au moins une Commune dépasse les 15 000 habitants. Elles sont obligatoirement dotées des compétences de développement économique, de transports urbains, de « politique de la ville » et de logement. Chaque Communauté d’agglomération doit également assumer 3 compétences parmi la voirie, l’assainissement, l’adduction d’eau potable, l’environnement et les déchets, les équipements culturels et sportifs, à choisir localement selon les négociations politiques menées entre Communes lors de leur constitution ou leur fonctionnement.

C’est au niveau des Agglomérations – au sens institutionnel du terme – que la législation française a prévu de confier l’essentiel de la planification programmatique. Mais ainsi que nous l’avons déjà entrevu, les projets d’agglomération, véritable base politique d’une fédération locale des acteurs, sont fragmentés en autant d’exercices sectoriels : Schéma de développement commercial, Schéma de développement économique, Programme Local de l’Habitat, Plan de déplacements urbains, etc.

L’un des enjeux locaux de recherche de cohérence est donc, en premier lieu, de parvenir à une bonne coordination entre ces différentes planifications, donc entre les différents services techniques et différentes délégations d’élus, avant même de réussir à impulser un partage des projets de développement avec l’ensemble des acteurs locaux concernés par une thématique.

Si plusieurs de ces démarches de planification ont été confiées aux Communautés d’agglomération, le panorama est plus diversifié et donc plus complexe sur la thématique des déplacements. Ainsi que nous l’avons vu plus haut, les déplacements sont appréhendés à l’échelle de l’agglomération par les PDU, mais les interactions sont évidentes avec les SDT des Conseils généraux et les SRT des Régions. Les PDU doivent également être cohérents avec les Schémas de Cohérence Territoriale, étudiés généralement sur des périmètres couvrant un ou plusieurs PDU.

Et l’Etat ? Au sortir de plusieurs vagues de décentralisation menées depuis les années 1980, celui-ci demeure garant de la péréquation nationale des ressources ; il conserve le pouvoir législatif (faire les lois, donc décider de l’ordonnancement général des institutions et de la répartition des compétences) et également le pouvoir de lever l’impôt (ce qui dans les faits « bride » véritablement la capacité d’initiative des collectivités locales). L’Etat assure, par l’intermédiaire des Préfectures et des Directions de l’Equipement, le contrôle de légalité – désormais a posteriori – des actes des différentes collectivités ; sur la thématique urbanisme – déplacements, il s’est également attribué un rôle de « gendarme » avec la loi Pasqua de 1995, qui crée des Directives Territoriales d’Aménagement, permettent à l’Etat de définir son positionnement sur les grands enjeux des territoires métropolitains français.

L’organisation des différents échelons institutionnels français a pour originalité le fait qu’aucune collectivité n’a de pouvoir hiérarchique sur les autres, et qu’il n’y a pas, en théorie, de chevauchement de compétences. L’organisation des transports collectifs est un exemple représentatif de cette seconde caractéristique : Régions, Départements et AOTU (généralement les Communautés urbaines ou d’agglomération) ont chacune en charge un mode, sur des périmètres qui se chevauchent mais où chacun assume seul sa compétence. Dans la pratique, tout projet lié aux déplacements urbains appelle pourtant nécessairement la coopération de plusieurs collectivités locales, complexifiant leur mise en œuvre et leur financement.

Cette brève présentation des réorganisations institutionnelles récentes permet de poser les premières questions qui se posent dans le cadre de la compréhension des mécanismes de réponse locale à l’injonction nationale de cohérence entre urbanisme et déplacements : comment fonctionne ce système où de multiples acteurs ont à gérer des compétences fragmentées mais aux nombreuses interrelations ? Et quelle est la capacité d’action de chaque acteur, au sein d’un territoire qu’il « partage » avec les autres collectivités, plusieurs décennies après le modèle de la « régulation croisée » décrite par P. Gremion dans les années 197097 ?

Sur ces questions, Bernard Jouve et Christian Lefèvre ont rappelé que les sociétés occidentales sont actuellement caractérisées par la remise en cause du rôle et de la place de l’Etat, et par des velléités de pouvoir de la part des villes. Ainsi l’Etat perdrait sa toute-puissance pour acquérir un rôle de régulateur , de facilitateur et d’ animateur 98 , tout en conservant, en France, le rôle du répartiteur garant de la péréquation nationale, et surtout le rôle législatif. C’est le sens de la loi SRU que de proposer au local un cadre d’action national fixant des injonctions, inscrivant la question de la cohérence entre urbanisme et déplacements aux agendas politiques des grandes agglomérations françaises, sans pour autant définir de méthodologie et d’outils « clés en main ».

Dans ce cadre, les villes peuvent alors, à l’image des autres collectivités territoriales, revendiquer une part de pouvoir plus autonome, rendu possible en France par la contractualisation croissante des relations99. Mais cette revendication se heurte à l’absence d’élection directe des élus siégeant dans les EPCI, et à la parcellisation actuelle des compétences et des territoires, entre de multiples acteurs.

La fragmentation du pouvoir urbain est à la base de nombreux travaux 100 , que l’on peut classer en deux « écoles » : celle des « choix publics » soutient que le maintien de la fragmentation des acteurs et des pouvoirs permet une compétition bénéfique entre collectivités et le libre choix de localisation pour les habitants et les entrepreneurs ; à l’opposé, les « réformateurs » préconisent la constitution d’institutions métropolitaines puissantes, susceptibles d’engendrer des économies d’échelle, des planifications davantage globales et transversales, et de disposer de capacités financières plus conséquentes.

Si D. Lorrain considère que la fragmentation du pouvoir local est un nouveau mode de régulation efficient, en ce qu’il contraint les collectivités à coordonner leurs actions sur des territoires en partage101, J-C. Thoenig remarque que « le foisonnement coûterait trop cher et la fragmentation profiterait d’abord aux grands notables, au détriment du contribuable ou de l’Etat102 », et Y. Mény constate que la décentralisation a légitimé une nouvelle forme de pouvoir notabiliaire, comparable à un système tribal 103 .

Gilles Pinson est pourtant arrivé à la conclusion que les contraintes engendrées par la fragmentation, conjuguée au besoin de coordination des acteurs dans le cadre de la décentralisation et de la contractualisation de l’action publique, créent une scène de discussion propice à une mise en cohérence des actions 104 . Dans la fragmentation actuelle, la légitimité des élus dépend ainsi de leur capacité à formuler des « problèmes à résoudre » et leurs solutions, dans le cadre d’une scène locale répondant à l’injonction de cohérence édictée au niveau national. Dès lors, une autorité unique en charge de l’urbanisme et de l’ensemble des modes de transport conduirait à une déresponsabilisation des acteurs locaux par la perte du sentiment d’interdépendance qui anime la scène de mise en cohérence.

Pierre Veltz relativise l’existence de fiefs et de système tribaux, en considérant que la dimension réticulaire de l’espace, étudiée par G. Dupuy, crée de nouvelles interdépendances, qui ne se limitent pas à une logique de prés carrés pour chaque acteur : « Pour penser et organiser (politiquement et économiquement) l’articulation des échelles spatiales, nous ne sommes plus dans un système de poupées russes, où chaque niveau est en quelque sorte emboité dans le niveau supérieur. (…) Le local est davantage constitué par l’entrecroisement de ces niveaux et de ces échelles que définissable comme un étage ou un niveau cohérent par lui-même 105  ».

Pour P. Veltz, la question du gouvernement urbain n’est pas celle du bien fondé de la concentration des pouvoirs au sein d’une seule institution, mais davantage celle de son étendue. Le chercheur observe en effet qu’aucune institution n’a actuellement la capacité d’unir une ville et sa campagne alentour et créer des synergies entre ces deux espaces 106 , et qu’au contraire chaque échelon de pouvoir tend à opposer urbanité et ruralité, y compris au moment de la création des intercommunalités de projet (à partir de 1999).

La phase récente de recomposition territoriale des gouvernements locaux, initiée à la suite de la loi Chevènement de 1999, a été étudiée par Martin Vanier, qui s’est interrogé sur la réalité du « mal territorial français » tel qu’il est communément décrit : émiettement communal, incohérence et inefficacité de l’action publique, féodalités cantonales et départementales, égoïsme territorial.

Martin Vanier cite Michel Foucher107, pour qui la véritable exception française est d’abord celle de la très forte concentration des centres décisionnels en Ile-de-France, et C. Lefèvre, dont les différents ouvrages108 relatent qu’aucun pays européen n’a trouvé d’organisation institutionnelle urbaine satisfaisant à la fois les caractéristiques politiques, physiques et démocratiques des agglomérations. Pour M. Vanier, les débats sur l’optimum dimensionnel des institutions109 et sur le chevauchement des périmètres institutionnels sont des rideaux de fumée, des mythes masquant des choix non réalisés en termes de solidarités territoriales 110 , de fiscalité, de démocratie locale…

Ces quelques références nous rappellent qu’aucune forme de gouvernement urbain ne semble davantage efficiente, en France ou chez ses voisins européens, quant à la recherche de cohérence entre urbanisme et déplacements. Les systèmes institutionnels les plus fragmentés ne conduisent pas nécessairement à moins de coordination ; les gouvernements d’agglomération les plus intégrés et les plus puissants ne conduisent pas pour autant à un projet plus intégré et cohérent entre les secteurs d’action.

La fragmentation des compétences et la multiplication des acteurs locaux, tant institutionnels que civils, constituent donc un défi à la mise en œuvre locale de la cohérence entre urbanisme et déplacements, telle qu’elle est souhaitée par la loi SRU ; elles ne peuvent pourtant pas être considérées comme un frein à celle-ci. Chaque institution dispose, de par les lois de décentralisation, de capacités d’actions relativement conséquentes, puisque aucune compétence ne se chevauche entre plusieurs acteurs.

En revanche, la situation institutionnelle actuelle des gouvernements urbains des agglomérations françaises pose une seconde question. Si l’enjeu principal de la recherche de cohérence entre urbanisme et déplacements se situe au niveau de la coopération entre les acteurs et de la coordination des procédures , il faut alors s’interroger sur les liens entre acteurs traitant la planification, et ceux qui s’occupent de sa transcription opérationnelle.

Notes
94.

loi sur le renforcement et la simplification de la coopération intercommunale

95.

Etablissements Publics de Coopération Intercommunale (communautés de communes, communautés d’agglomération, communautés urbaines)

96.

soit, dans le premier groupe : Lyon, Lille, Bordeaux, Strasbourg ; dans le second groupe : Dunkerque, le Creusot – Montceau-les-Mines, Cherbourg, le Mans, Brest, Nancy, Alençon, Arras, Marseille, Nantes.

97.

Gremion, 1976

98.

Jouve, Lefèvre (s/s dir.), 2002

99.

même si la contractualisation entraine une dépendance de la ville à ses partenaires situés aux échelons supérieurs, encadrant d’autant ses velléités d’autonomie politique, dans une architecture institutionnelle française encore très loin du fédéralisme.

100.

cf. les synthèses d’études de cas locaux in Jouve, Lefèvre, 1999, 2002 et 2004

101.

Lorrain, 1989, in Economie et Humanisme n° 305

102.

Thoenig, 1992, in Pouvoirs n° 60

103.

Mény, 1992, in Pouvoirs n° 60

104.

Pinson, 1997

105.

Veltz, 2004, p. 127

106.

cf. Veltz, 2004, p. 49

107.

in Vanier, 1999 (in Espaces et sociétés n° 96), p. 127

108.

cf. Jouve, Lefèvre, 1999, 2002 et 2004

109.

sur cette question, cf. également le point de vue concordant de J-M. Offner (Offner, 1995, in Métropolis)

110.

sur la « fabrique des territoires », ses mythes et les nouveaux pouvoirs locaux, cf. également Vannier, 1995, in Revue de Géographie de Lyon n° 70, et in Territoires 10/2005.