3.1. Une réponse locale sectorielle, « cheval de Troie » d’un projet de territoire ?

3.1.1. Les déplacements urbains dans la région stéphanoise : permanences et évolutions dans l’agenda politique local (1970 – 1995)

Si la planification urbaine supra-communale a enchainé les échecs depuis les années 1960 dans la région stéphanoise, en revanche la planification sectorielle des transports n’a pas attendu l’ère du Plan de Déplacements Urbains, qui débute en 1995.

Le premier exercice de planification dans la région a été publié en 1973. C’est alors l’ère des EPIT, études préliminaires d’infrastructures de transport, menées dans l’agglomération stéphanoise par Epures et par le CETE136 de Lyon, c’est-à-dire avec une forte implication de l’Etat, situation caractéristique d’avant la décentralisation des années 1980, et représentative du positionnement central et volontariste de l’Etat dans la région stéphanoise, faisant face aux frilosités communales par rapport à des thématiques nécessitant, à tout le moins, une coopération entre acteurs.

Il est intéressant de mentionner cette EPIT, pourtant « datée » et marquée par une approche très fonctionnaliste, techniciste et sectorielle, dans le sens où bon nombre de propositions sont pour la première fois couchées sur le papier et sur les cartes, et que ces projets vont structurer les représentations et les imaginaires de bon nombre d’élus et de techniciens locaux jusqu’à l’époque contemporaine, même si le plus souvent ces références actuelles sont implicites et indirectes : bon nombre des acteurs actuels ignorent l’existence d’un EPIT, conçu à l’époque comme un préalable sectoriel au projet de Schéma d’aménagement et d’urbanisme.

Illustration 27 : Carte du réseau routier rapide envisagé en 2000 par l’Epit en 1973. L’idéologie de « ville cellulaire » (cf. chapitre 1) enserrée à l’intérieur des mailles dessinées par les voies rapides urbaines transparait clairement
Illustration 27 : Carte du réseau routier rapide envisagé en 2000 par l’Epit en 1973. L’idéologie de « ville cellulaire » (cf. chapitre 1) enserrée à l’intérieur des mailles dessinées par les voies rapides urbaines transparait clairement

(source : Epit, 1973, p. 92).

Sans surprise donc, l’EPIT reprend les projections démographiques et économiques élaborées depuis 1966 avec l’INSEE. On envisage alors que le nombre de déplacements motorisés par ménage et par jour passe de 3,34 en 1968 à 7,44 en 2000137… Selon les hypothèses, on envisage que les Stéphanois effectueront en 2000 entre 59 et 77 % de leurs déplacements en voiture individuelle, contre 23 à 41 % en transports collectifs, alors qu’en 1973, la répartition modale est la suivante : VP 49 % ; TC 40 %… et deux roues 11 %138.

Aussi l’EPIT prévoit-il, à l’horizon 2000, une A 47 Firminy – Saint-Chamond à 2x3 voies, une A 45 Lyon – la Talaudière – la Fouillouse (rejoignant l’actuelle A 72, ex B 47) également à 2x3 voies, complété par des rocades périphériques (sic) à 2x2 voies. Presque toutes ont été réalisées, à l’exception de l’A 45, du barreau Roche-la-Molière – Firminy de l’actuel projet COSE139, et de la mise à 2x2 voies des RD 3 (Saint-Etienne – la Talaudière) et RD 8 (Roche-la-Molière – « extension nord »). A quelques exceptions près (Pompidou, RD 3 Roche-la-Molière – Saint-Etienne), les pénétrantes urbaines à 2x2 voies n’ont en revanche pas été réalisées.

Quant aux transports collectifs, l’Epit n’envisage leur pleine utilité « qu’après 1985, lorsque le réseau routier sera saturé 140  ». Aussi n’envisage-t-on que quelques développements de lignes de bus et trolleybus, un meilleur cadencement des dessertes ferroviaires, et « la création éventuelle de nouveaux modes de transport hors voirie141  » entre le centre-ville et la Métare d’une part, Montreynaud d’autre part. On envisage en termes très vagues la création d’une gare SNCF centrale et souterraine… sans qu’il soit fait mention des contraintes urbaines et industrielles (exploitation des filons de charbon, Furan…) Il faut par ailleurs constater l’absence totale de mention du tramway dans cette étude, ni en termes de développement, ni par rapport à sa suppression.

L’EPIT a été enterrée en même temps que les projets de SDAU, mais il en est resté des tracés, des projets, des scénarios à l’échelle d’une région stéphanoise alors à la recherche de son périmètre. Et le maintien du tramway à Saint-Etienne ne doit rien à cette étude.

Si la ligne nord-sud n° 4 Bellevue – Terrasse a été définitivement sauvée en 1959 par le renouvellement du matériel roulant, financé par l’exploitant CFVE142 sous l’œil bienveillant de la municipalité stéphanoise143, le tramway et plus globalement le réseau de transport urbain poursuivent une logique de déclin face à l’automobile conquérante car en voie de démocratisation. Il ne s’agit pas d’un enjeu politique majeur, et aucune démarche ne vient planifier quelque action. Le début des années 1970 est marqué par quelques opérations ponctuelles visant à mieux réguler les conflits entre tram et circulation automobile dans la grand rue, sans que l’on puisse affirmer à quel mode ces aménagements ponctuels profitent le plus.

Parmi les organismes et services d’études locaux, seule l’Agence d’urbanisme s’intéresse réellement à l’avenir et à la relance du tramway, par l’intermédiaire d’une étude visionnaire qui en 1975 fit « grand bruit » localement, parce qu’elle propose de créer un site propre intégral pour le tram en centre-ville, d’abord par un réaménagement massif des espaces publics… puis, à plus long terme, en l’enterrant144 et en créant en surface des rues piétonnes, libérées du trafic automobile.

Le tramway est resté en surface, mais c’est de cette étude que se sont structurés au fil des ans deux points clés chez les acteurs politiques et techniques de la région stéphanoise : premièrement, le besoin de mise en site propre intégral du tramway, afin d’améliorer sa vitesse commerciale et sa régularité, donc sa pertinence ; deuxièmement, les échanges entre tramway et réseau ferroviaire SNCF doivent être optimisés et facilités : c’est la naissance de la promotion de l’intermodalité à Saint-Etienne. Les années qui suivent sont marquées par des réalisations, toujours ponctuelles, de sections en site propre partiel ou intégral, et par la mise en service, en 1980, de la gare SNCF de Carnot, en correspondance avec le tramway.

Illustration 28 : « Une rue, un tram » : carte du projet de modernisation de « l’axe lourd » que constitue le tramway stéphanois, épine dorsale de la « ville linéaire industrielle » que constitue Saint-Etienne.
Illustration 28 : « Une rue, un tram » : carte du projet de modernisation de « l’axe lourd » que constitue le tramway stéphanois, épine dorsale de la « ville linéaire industrielle » que constitue Saint-Etienne.

Etude Epures, dont la première version, publiée en 1975, prévoit déjà la mise en site propre, la facilitation des échanges entre train et tram, l’embellissement des espaces publics, et les prolongements nord et sud de la ligne !

C’est en 1980 qu’est créé le SIOTAS, Syndicat Intercommunal pour l’Organisation des Transports de l’Agglomération Stéphanoise, créant une coopération entre 13 communes à laquelle le Département ne souhaite pas participer, alors qu’il s’était jusqu’alors investi dans la question des transports urbains stéphanois par l’intermédiaire d’un autre syndicat mixte, le SRTC, présidé par le Préfet. Dès 1981, le réseau urbain prend le nom commercial STAS, Société des Transports de l’Agglomération Stéphanoise.

Commence alors une ère d’investissements du SIOTAS en faveur des transports collectifs et notamment du tramway, mais toujours selon une logique sectorielle et non de planification d’ensemble cohérente. De nouvelles sections de la Grand rue sont réaménagées au profit du tram, par ailleurs prolongé au sud jusqu’au quartier de Solaure, en 1983. Il faut ensuite attendre 1991 pour qu’un nouveau matériel roulant soit mis en service145, en même temps que le prolongement nord de la ligne, jusqu’à l’hôpital nord (CHU) et un nouveau centre d’exploitation (entretien, dépôt, régulation).

Arrivé à la charnière des années 1990, le SIOTAS porte un certain nombre de projets de modernisation du réseau, toujours sans démarche globalisante : poursuite de la mise en site propre du tram, aménagement d’un pôle d’échanges à Bellevue, renouvellement du matériel roulant, réflexions sur un nouvel axe de tramway est – ouest, porté par le projet urbain élaboré par Ricardo Bofill146 pour la Ville de Saint-Etienne, initié par Michel Thiollière, alors adjoint à l’urbanisme de François Dubanchet. Dans le même temps (1995), la Ville de Saint-Etienne fait réaliser par Epures un « Schéma Directeur des Déplacements » (SDD), ultime tentative à l’échelle de la seule ville-centre d’envisager des problématiques et de traiter des « problèmes à résoudre » qui sont du niveau d’une agglomération.

Illustration 29 : scénario 3 du SDD de la Ville de Saint-Etienne
Illustration 29 : scénario 3 du SDD de la Ville de Saint-Etienne

Le SDD de la Ville de Saint-Etienne contenait 5 scénarii à l’envergure limitée à la ville-centre, mais dotés de propositions assez différenciées. Le scénario 3 figuré ici est sans doute le plus proche des projets réintégrés dans la démarche PDU à partir de 1996 (source : SDD, 1995, planche 26).

En avril 1994, François Dubanchet, maire de Saint-Etienne, annonce sa démission147, et confie l’intérim à son second adjoint, Michel Thiollière, jusqu’aux élections municipales de 1995. Sous le premier mandat de celui-ci, F. Dubanchet devient adjoint aux transports. Mais dès les premiers mois, le nouveau maire cherche à réformer le SIOTAS et la STAS, auxquels on reproche un manque de transparence et une organisation inadaptée au nouveau contexte politique marqué par la décentralisation et la recherche de nouvelles formes de coopération entre acteurs.

La « crise de l’eau potable », révélatrice de l’absence de dialogue et de projet supra-communaux, et la reprise en main des transports urbains par la sphère politique marquent donc un tournant dans l’action publique locale : une nouvelle génération d’élus, arrivant au sommet du pouvoir, a ainsi cherché à reprendre en main tout à la fois la gestion des grands services publics locaux (eau, transports, etc.) et par la même le dossier de la coopération entre la ville-centre et ses voisines.

Le SIOTAS et la STAS changent de direction, tant politique que technique (départ de JJ. Rivel et M. Defour) ; F. Dubanchet rompt avec M. Thiollière au bout de quelques mois. Tous les éléments sont réunis, dans ce changement de style et de génération, pour faire entrer les transports urbains stéphanois dans une nouvelle ère, marquée en premier lieu par le lancement d’une démarche de projet de développement global, en cohérence avec le projet urbain initié par la nouvelle municipalité, fortement marqué par le travail de R. Bofill, mais également basé sur une évolution politique majeure : la création d’une intercommunalité de projet, avec la communauté de communes Saint-Etienne Métropole, officiellement lancée début 1996.

Illustration 30 : La « croix » de Ricardo Bofill, reprenant les deux axes structurants historiques de Saint-Etienne.
Illustration 30 : La « croix » de Ricardo Bofill, reprenant les deux axes structurants historiques de Saint-Etienne.

En bleu, le tramway ; en rouge, les rings ou boulevards urbains de préservation du centre ; en jaune l’hypercentre et ses espaces publics stratégiques. Source : Ville de Saint-Etienne, Taller de Arquitectura Ricardo Bofill, 1991

Dès 1995 avec l’arrivée de Jean-Guy Dumazeau, le SIOTAS se lance dans l’étude d’un Plan de Déplacements Urbains. Démarche volontaire, elle est lancée avant l’obligation créée l’année suivante par la loi sur l’air de réaliser des PDU dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants. Démarche innovante au plan local : les méthodes, les outils, les objectifs diffèrent en profondeur de toutes les tentatives précédentes. Sur la base de « problèmes à résoudre » clairement définis dès le lancement de la démarche, le SIOTAS et l’Agence d’urbanisme vont ainsi créer une scène de négociation originale, chargée de définir, valider et mettre en œuvre un projet multimodal, à échéance de dix ans, partagé par une communauté d’acteurs.

Notes
136.

Centre d’Etudes Techniques de l’Equipement

137.

par comparaison, l’enquête ménages déplacements effectuée en 2000 dans la région stéphanoise montre que chaque ménage réalise en moyenne 6,07 déplacements motorisés par jour (sur la base d’une moyenne de 2,46 personnes par ménages sur l’aire d’étude de cette enquête (83 communes), avec 69 % des déplacements quotidiens réalisés avec un mode mécanisé). On peut donc vérifier que la mobilité individuelle a fortement augmenté sur la période, presque autant que ce qui était envisagé à la fin des années 1960. L’explosion des mobilités quotidiennes est donc loin d’être une « surprise », comme on peut encore l’entendre à l’heure actuelle. En revanche, les projections de population et d’emploi se sont révélées très optimistes. Le calibrage des infrastructures à cette époque a pourtant été mené en fonction de ces projections, permettant finalement d’écouler aujourd’hui l’essentiel des flux !

138.

Sur ce point également, les prévisionnistes de l’EPIT ne se sont pas beaucoup trompés : en 2000, à l’échelle des 83 communes et non de la seule ville-centre, 83 % des déplacements mécanisés ont été effectués en voiture individuelle ; en revanche les TC et les deux roues se sont effondrés (respectivement 14 % et 3 % des déplacements mécanisés). Mais dans la ville-centre (hors Saint-Victor), seuls 43 % des déplacements quotidiens tous modes confondus étaient réalisés par la voiture en 2000 (la marche à pied s’octroyant 40 % et les TC 15 %).

139.

Contournement Ouest de Saint-Etienne

140.

Epures, CETE, 1973, p. 8

141.

Epures, CETE, 1973, p. 8

142.

la Compagnie des chemins de fer à voie étroite de Saint-Etienne, Firminy, Rive-de-Gier et extensions, improprement connue sous le sigle CFVE, était concessionnaire de lignes de tramways depuis juillet 1881

143.

Rahon, 1993, p. 40

144.

sur le modèle de ce qui a été réalisé à Bruxelles, où le tramway est souterrain en centre-ville et en surface dans les périphéries urbaines ; ce système est dénommé en Belgique le « pré-métro ».

145.

ce sont les rames actuelles de tramway, qui par souci d’économie à l’époque ont souffert de trois caractéristiques néfastes : une alimentation électrique par perche et non par pantographe – inconvénient qui a été traité quelques années plus tard ; des rames unidirectionnelles (une seule cabine de conduite), imposant des « raquettes de retournement » aux terminus ; enfin des portes d’accès unilatérales (à droite), empêchant lors de la mise en site propre de créer des stations à quai central.

146.

« Saint-Etienne, horizon 2020 », dont le concept est de redonner lisibilité et puissance aux axes fondateurs de la cité (nord-sud par la Grand Rue et est-ouest entre le Clapier et Fourneyron). Ce projet urbain s’accompagne de recommandations sur la création d’un axe de tram le long de cet axe est-ouest, de réaménagements des espaces publics centraux, et de préservation du centre-ville des automobiles.

147.

démission liée à la crise du prix de l’eau potable suite à la privatisation de ce service public, et au mauvais rapport de la Cour des Comptes sur les finances municipales, plombées par un endettement massif (cf. Soleil, 2006, p. 85).