3.2.2. Une cité industrielle « champignon » (1790 – 1940)

Saint-Etienne a souvent été qualifiée de « ville – champignon » de la révolution industrielle du XIXe siècle. Michel Durafour, Maire de Saint-Etienne de 1965 à 1977, en parlait comme d’une ville du Far-West : « Cette ville avait grossi de plus de 60 000 habitants d’un coup. (…) C’était l’époque où les mines étaient en pleine activité. Ces hommes avaient en eux le schéma de la mine et ils avaient construit leurs maisons au-dessus de celle-ci. Dans certains cas, ils avaient même devancé l’exploitation du filon comme celui, qui n’a jamais été exploité, de la rue de la République. Ils s’installaient dans la perspective d’être au-dessus de la mine. C’est à ce moment que j’ai parlé du Far-West 167».

Ainsi que le rappellent François Tomas, Mario Bonilla et Daniel Vallat, on peut dater assez précisément la poussée du champignon, ou l’arrivée des pionniers stéphanois168. Lorsqu’en février 1790 sont vendus au profit de l’Etat les biens nationaux – et notamment ceux du clergé, la municipalité stéphanoise peut envisager un renouvellement urbain en profondeur. C’est dans ces circonstances qu’est créé un axe rectiligne nord-sud, en direction de Roanne, marquant la rupture avec l’axe principal traditionnel hérité de la route royale, orientée est-ouest.

Reprenant la symbolique d’une colonne vertébrale urbaine, cet axe deviendra au fil des années la « Grand rue », sur lequel se connecteront les routes menant au port de Marseille (par le col de la République et Valence) et au fleuve Loire (Roanne), mais également toute la trame viaire des renouvellements urbains et extensions stéphanoises. Ce tracé urbain en damier a été proposé par Pierre-Antoine Dalgabio, choisi en 1790 par la municipalité pour assumer des fonctions d’architecte-voyer.

Il faut ici remarquer que cette forme urbaine a été choisie vingt ans avant le décollage industriel de la cité, devenue Armeville entre 1793 et 1795  : on trouve dans le cas stéphanois un bon exemple de planification urbaine à la fois classique quant à ses influences (le damier urbain romain) et moderne  : géométrie, hygiénisme, circulation sont les maitres-mots d’une grille urbaine que l’industrialisation galopante va mettre à profit à partir de 1810. En revanche, le choix de la forme du damier montre que les élites influentes de l’époque, issues de la bourgeoisie, ont opté pour une forme urbaine sans innovation ni originalité, conforme aux visions aristocratiques qui avaient permis de transformer et d’étendre les grandes villes françaises (Paris, Lyon…)169.

L’expansion industrielle de Saint-Etienne et les développements urbains qui l’accompagnent se concentrent sur un siècle, des années 1810 aux années 1910. Cette croissance très rapide, qui a pu évoquer un Far West pour la classe dirigeante, et un Eldorado vivrier pour la paysannerie forézienne et altiligérienne, s’est organisée sur la trame urbaine définie à la fin du XVIIIe siècle170. Initiée avec l’opération de lotissement des terres des Religieuses de Sainte-Catherine171, la ville de Saint-Etienne voit se construire, à l’initiative de la municipalité, tous les grands bâtiments administratifs et culturels qui lui faisaient défaut : Hôtel de Ville, Eglise, Palais de Justice, Bourse, Halles… Saint-Etienne ne compte pourtant, en 1790, qu’un peu moins de 20 000 habitants !

Mais l’essor démographique est fulgurant : le seuil des 50 000 habitants est atteint dès les années 1840. Un centre-ville occupé par la bourgeoisie rubanière se développe, reléguant en périphérie l’habitat populaire et les premières industries lourdes. C’est également au début du XIXe siècle que le Furan, un torrent qui traverse la ville en tangentant ce qui va devenir son axe principal, commence à être canalisé puis couvert. Les quartiers ouvriers s’installent à proximité des industries, dans les communes alors périphériques : Montaud, Valbenoite, Outre-Furan, Beaubrun.

Après l’annexion de celles-ci en 1855, la population frôle les 100 000 habitants, et la superficie communale est multipliée par 16 pour atteindre les 4000 hectares, permettant à la municipalité d’envisager la poursuite du développement industriel de la cité. Dans les décennies qui suivent sont ainsi tracés le cours Fauriel172, l’avenue Jules Janin, les boulevards périphériques. Chacune de ces opérations donne alors l’occasion de compléter la trame viaire et d’urbaniser de nouveaux ilots, jusqu’au début du XXe siècle.

Les années 1920, où Saint-Etienne atteint 165 000 habitants, sont marquées par l’étude d’un plan d’urbanisme général, étudié par les services de la Ville, afin de répondre aux exigences de la loi Cornudet (1919). Mais ce plan n’est validé définitivement… qu’en 1941. Il propose essentiellement un réaménagement du centre (dédensification, percement de nouvelles avenues…) et une nouvelle extension au nord de Saint-Etienne, prenant toujours appui sur la route de Roanne et sur un damier urbain organisé entre les collines de Villars et de Saint-Priest-en-Jarez. Mais les retards d’approbation du plan le rendent inadapté : ainsi le trafic automobile a explosé entre les années 1920 et l’adoption finale du plan.

« Le transport, cette lutte contre l’espace », écrivait Fernand Braudel. Cette affirmation est particulièrement vraie dans le cas stéphanois : ni sa situation, ni son site ne prédisposaient a priori cette ville à un tel essor industriel, comme nous l’avons vu précédemment. Mais les stéphanois n’ont eu de cesse de s’intéresser aux débouchés de leur production. L’augmentation des flux de marchandises s’est accompagnée de revendications d’améliorations des routes nationales, d’utilisation du fleuve Loire, du percement du canal du Gier, puis de la construction des premières voies ferrées françaises : Saint-Etienne Andrézieux dès 1828, puis Saint-Etienne – Lyon en 1832 et Saint-Etienne – Roanne deux ans plus tard. Dès l’après première guerre mondiale, la municipalité stéphanoise n’aura de cesse de réclamer un canal entre la Loire et le Rhône, ainsi que le doublement de la voie ferrée de Saint-Etienne à Lyon… et une liaison ferrée Saint-Etienne – Valence par le percement d’un tunnel sous le massif du Pilat173.

En termes de déplacements urbains également, Saint-Etienne s’est rapidement dotée d’un réseau de transports collectifs adapté au grossissement de la tache urbaine et du nombre d’habitants.

Dès 1871, plusieurs demandes issues d’entrepreneurs privés, visant à réaliser un réseau de tramways hippomobiles dans Saint-Etienne. La municipalité semble réticente, alors que la Préfecture soutient le projet174. Les premières concessions sont accordées en 1879 à ce qui deviendra la CFVE175 en 1881, date de la mise en service des premiers tronçons, entre Bellevue et Marengo puis la Terrasse176, utilisant tout naturellement l’axe de la Grand rue, dessiné un siècle plus tôt par Pierre-Antoine Dalgabio.

Dès l’année suivante, le réseau atteint Firminy dans l’Ondaine, et Rive-de-Gier côté est. Au fil des mois et des années , le réseau est étendu jusqu’à Roche-la-Molière, Saint-Genest-Lerpt, la Fouillouse et Saint-Jean-Bonnefonds. A noter qu’une autre compagnie, les CFDL177, basée essentiellement à Roanne, exploite une ligne à partir de 1901 entre Saint-Etienne et Saint-Héand, puis après 1905 jusqu’à Pélussin, via la Talaudière, Saint-Chamond, Saint-Paul-en-Jarez et la Terrasse-sur-Dorlay ! Il faut alors près de trois heures pour relier Saint-Etienne à Pélussin… au prix d’un détour géographique conséquent…

Le succès des tramways stéphanois est en tous les cas considérable : dès 1882, le concessionnaire recense 5,8 millions de voyageurs sur ses lignes, dont plus de 4 millions pour la ligne Bellevue – la Terrasse178. Ces voyageurs utilisent le tram pour des distances assez longues à parcourir : aller-retour hebdomadaire vers le centre-ville par exemple. Le reste de la mobilité quotidienne est assuré à pied : la grande majorité des classes populaires réside dans les faubourgs et communes limitrophes, assez loin du centre-ville, mais souvent à proximité immédiate de leur lieu d’emploi (manufactures, mines, industrie métallurgique…, voire sur place pour les passementiers).

Illustration 39 : Carte du réseau ferroviaire de la région stéphanoise à son apogée, dans les années 1920.
Illustration 39 : Carte du réseau ferroviaire de la région stéphanoise à son apogée, dans les années 1920.

Source : Rahon, 1993

Notes
167.

entretien avec Michel Durafour, in Prospective Rhône – Alpes – Méditerranée, hors-série septembre 2003, p. 23.

168.

Bonilla, Tomas, Vallat, 1994

169.

Bonilla, Tomas, Vallat, 1994

170.

Sur l’histoire de la trame et des formes urbaines stéphanoises, on ne peut que se référer à l’ouvrage majeur dirigé par François Tomas (M. Bonilla, F. Tomas, D. Vallat, Cartes et Plans. Saint-Etienne du XVIIIe siècle à nos jours ; 200 ans de représentations d’une ville industrielle, réédité en 2005)

171.

terrains qui correspondent au cœur actuel de la ville, autour de la Préfecture, de l’Hôtel de Ville et de la place Jean-Jaurès

172.

Manufrance s’y installe dans les années 1890

173.

toutes ces données proviennent de Bonilla, Tomas, Vallat, 2005 (réed.)

174.

cf. la monographie très complète réalisée par Jean-Paul Rahon, Un désir nommé tramway (Rahon, 1993)

175.

Compagnie des chemins de fer à voie étroite de Saint-Etienne, Firminy, Rive-de-Gier et extensions

176.

Bellevue – la Terrasse est le tronçon qui a subsisté aux vagues de démembrement du réseau de tramway après la seconde guerre mondiale ; il est encore aujourd’hui le tronçon central de la ligne de tramway n° 4 de la STAS.

177.

Compagnie des Chemins de Fer Départementaux de la Loire

178.

Rahon, 1993