3.2.3. Saint-Etienne, ville de la révolution industrielle : un modèle urbain cohérent et durable ?

Illustration 40 : Coupe transversale de la « ville linéaire » de Soria y Mata, basée sur une voie de circulation de 40 à 50 m. de large accueillant une ligne de tramway transportant les voyageurs le jour et les marchandises la nuit.
Illustration 40 : Coupe transversale de la « ville linéaire » de Soria y Mata, basée sur une voie de circulation de 40 à 50 m. de large accueillant une ligne de tramway transportant les voyageurs le jour et les marchandises la nuit.

« Tous les problèmes de l’urbanisme découlent du problème de la circulation » écrit cet Ingénieur des travaux publics en 1882, à Madrid (Ragon, 1991, vol. 2, p. 36)

« L’âge d’or » du développement urbain stéphanois correspond, à peu près, au XIXe siècle, et présente, du seul point de vue de la forme urbaine, quelque similitude avec la proposition de cité machiniste de « ville linéaire », élaborée en 1882 par Arturo Soria y Mata à Madrid 179  . Cet « âge d’or » a été marqué, il ne faut pas l’oublier, par des conditions de travail et de vie souvent dures pour la grande majorité des stéphanois, membres de la classe ouvrière après une immigration depuis les campagnes alentours ou depuis d’autres pays européens (Pologne, Italie, Portugal…). Les horaires, les cadences, la pénibilité du travail manuel, l’hygiène et le confort insuffisants des logements, les fortes densités humaines à l’intérieur des appartements et dans les quartiers constituent le revers de la médaille du mythe de l’Eldorado ou du Far-West stéphanois.

Il est toujours délicat d’opérer une analyse contemporaine, donc décontextualisée, d’un milieu urbain au XIXe siècle. Avec précaution, on peut toutefois dégager de l’urbanisation stéphanoise des XVIIIe et XIXe siècles, que la conjonction d’intérêts politiques (une municipalité issue de la bourgeoisie, cherchant à développer et rénover le centre de la ville), économiques (l’installation d’activités industrielles exogènes – mines, métallurgie – au contact d’activités artisanales et manufacturières traditionnellement bien implantées localement) et urbanistiques (le choix d’une forme urbaine moderne, planifiée et déclinée sur un siècle), ont entraîné la création d’un « modèle urbain stéphanois », parvenant à organiser un système urbain compact, dense, et mixte.

En reprenant les termes contemporains, l’urbanisme stéphanois a créé, bien avant la popularisation de ces concepts et notions, une ville marquée par la cohérence entre l’urbanisme et les réseaux de transports, par la mixité fonctionnelle (cohabitation entre industrie, habitat, commerces et services), par la promotion des courtes distances et des modes doux (juxtaposition de quartiers où habitat et emploi sont contigus et où les trajets se font à pied ou à vélo), ainsi que par une densité urbaine élevée, due notamment au remplissage progressif (puis excessif) de la trame en damier dessinée par Dalgabio.

L’urbanisme stéphanois du XIXe siècle peut donc être qualifié « d’âge d’or »… mais c’est bien d’un « âge d’or » en trompe-l’œil dont il s’agit : la souplesse urbanistique permise par le damier a rapidement contrebalancé les espoirs hygiénistes de son concepteur ; la cohérence entre la tache urbaine et le réseau de tramway n’est que spatiale. Pour des raisons de coût du trajet, de faiblesse des distances à parcourir ou de sous-capacité du matériel, le tramway stéphanois n’a jamais assuré la majorité des déplacements urbains. Enfin, il ne faut pas non plus oublier que le dynamisme urbanistique de Saint-Etienne a été largement dépendant d’un développement industriel en bonne partie exogène… qui va finalement se retourner, et entraîner la ville et sa région dans une longue période de crises démographique, économique et urbaine.

La région stéphanoise a bénéficié de savoirs-faires locaux anciens dans la passementerie d’une part, et dans le travail du métal d’autre part. Ces deux secteurs d’activités y sont présents depuis les guerres d’Italie, menées sous François 1er, au XVIe siècle. Si la passementerie stéphanoise a su s’affranchir de la tutelle commerciale extérieure (en l’occurrence lyonnaise) au XVIIIe siècle, la fabrication d’armes a en revanche échappé aux artisans locaux, avec la création d’une Manufacture royale en 1764. Seule une partie de la métallurgie et de la clincaillerie est restée contrôlée par les élites économiques locales, de même que le fleuron de la production d’armes et de cycles vendus par correspondance : Manufrance, créée en 1885.

La révolution industrielle a été très forte dans le bassin stéphanois : les premières aciéries et les hauts fourneaux s’installent dans les années 1820 ; on invente à Saint-Etienne dans les années 1830 la machine à coudre et la turbine hydraulique. Les concessions minières sont attribuées à partir de 1824, quelques années avant l’avènement de la première ligne de chemin de fer française.

Mais l’essentiel des activités industrielles est initié et commandé par des donneurs d’ordre extérieurs au bassin stéphanois, soit dès l’origine (manufacture d’armes), soit au gré des fusions et réorganisations industrielles : cas des houillères (Charbonnages de France), cas de l’aciérie et de la métallurgie (rassemblées dans Creusot – Loire). En une quinzaine d’années, tous les pans de l’industrie stéphanoise vont être touchés ; seules des PME subsisteront. Manufrance est en difficulté à partir de 1979 et sombre définitivement en 1988 ; Creusot – Loire est liquidée fin 1984 ; les Houillères du bassin de la Loire arrêtent l’exploitation des galeries de fond en 1983 et cessent toute activité dans la Loire en 1992.

L’importance des établissements touchés (en emplois et en chiffres d’affaires), la quasi-simultanéité des reconversions industrielles sectorielles, et la médiatisation de celles-ci, ont contribué à plonger la région stéphanoise dans une spirale négative en termes d’emploi, de démographie mais aussi d’image. Pourtant le tissu de PME reste important, et effectue une importante sous-traitance pour des donneurs d’ordre extérieurs (rhône-alpins, franciliens voire internationaux).

On peut en tous les cas retenir que le modèle urbain stéphanois et son « âge d’or » sont à relativiser. Les restructurations industrielles menées à partir des années 1970 ont manifesté avec retardement la crise d’un système productif local très dépendant de l’extérieur, qui couvait depuis la seconde guerre mondiale ; ainsi la production de charbon avait-elle, par exemple, entamé son déclin dès les années 1930.

Depuis les années 1980, ce sont les services et de nouvelles activités industrielles qui tirent l’économie stéphanoise : agro-alimentaire, biomédical, construction électrique, automatismes, traitements de l’eau, etc. Mais, comme le remarque C. Cretin180, « il ne faut pas se leurrer, Saint-Etienne est la plus grande des villes moyennes. En 1994 elle occupe l’avant-dernière place des villes de plus de 100 000 habitants pour les activités de gestion, recherche, commerciales et liées au marché. Elle n’a d’importance que pour la fabrication et la logistique – distribution ».

Notes
179.

cf. notamment Ragon, 1991, vol. 2, p. 35-37

180.

Cretin, 1995, p. 27