3.2.5. Morcellement institutionnel et absence de projet de territoire : un management territorial faiblement structuré

Des facteurs d’ordre politique et institutionnel expliquent également les particularités de l’agglomération stéphanoise, qui ont influé sur la formulation du projet PDU élaboré en réponse à la loi SRU.

« Le réaménagement du Pays Noir ne pourra qu’être long et ardu. (…) Plutôt que de laisser faire un développement urbain en tache d’huile (…), plutôt que d’éparpiller des crédits de développement un peu partout (…), pourquoi ne pas faire porter une bonne part de l’effort sur la création d’un pôle de développement susceptible de jouer un rôle d’entrainement pour tout l’ensemble ? (…) Mais une zone industrielle ne peut suffire. Il faut créer un complexe industriel et urbain, une ville nouvelle, étant bien entendu qu’une telle ville pourrait être conçue différemment des villes traditionnelles. (…) On voit très bien ce nouveau complexe s’étaler sur la rive droite de la Loire183 » (…), écrivait Jacques Schnetzler en 1969, résumant en quelque sorte la pensée urbanistique stéphanoise des années 1960 – 1970.

Nous avons déjà constaté précédemment que les « trente glorieuses » dont a bénéficié la France au sortir de la seconde guerre mondiale n’ont été à Saint-Etienne qu’un retardement du déclin des piliers économiques locaux qu’étaient le charbon, la métallurgie, les manufactures, sans qu’ils soient compensés par un développement des services (secteur tertiaire). Sur le plan urbain, la nécessité d’un réaménagement global du Pays Noir (c’est à dire de Firminy à Rive-de-Gier) apparaît clairement dans les réflexions urbanistiques des années 1960, menées à l’initiative de l’Etat et des collectivités locales, associées dans la création d’une Agence d’urbanisme184 dès décembre 1966.

En l’absence de planification des développements urbains de la région dans un document unique depuis 1941, et avant que l’on ne parle de coopération intercommunale, la municipalité stéphanoise a tenté de reproduire, dans les années 1960, un processus d’annexions communales afin de récupérer des terrains urbanisables. C’est ainsi que Terrenoire et Saint-Victor-sur-Loire (dont le territoire n’est pas contigu à Saint-Etienne) rejoignent la ville-centre185 en 1969. Cette trentaine de km² supplémentaires ne peut pourtant régler la question du développement et du renouvellement urbain de la région stéphanoise.

Il apparaît en fait que toute la décennie 1960 est marquée par l’apport de solutions sectorielles et/ou de court terme apportées à des questions globales et transversales. Au-delà des annexions de communes périphériques, on peut également citer les Plans d’Urbanisme Directeurs, élaborés en 1958 pour trois zones : le bassin houiller, les gorges de la Loire, la plaine du Forez (Andrézieux). Ces Plans, intégrés au PADOG186 de la région lyonnaise en 1962, resteront à l’état d’expressions de bons sentiments, sans mise en œuvre concertée.

C’est, par exemple, le PUD stéphanois qui a été utilisé par l’Etat pour lancer Montreynaud, une des dernières opérations ZUP187 de France, censée offrir du logement social pour les travailleurs de la zone d’activité toute proche de Molina – la Chazotte, selon l’image traditionnelle d’une cohérence spatiale pure et parfaite entre habitat et emploi. L’ensemble des 3 PUD et du PADOG 188 formait, sur la base intellectuelle des mêmes croyances et des mêmes démarches méthodologiques, un ensemble urbain planifié, spatialement et socio-économiquement cohérent, imbriquant diverses échelles. Elle marque en tous les cas l’affirmation d’un destin commun entre les trois groupements d’urbanisme, du fleuve Loire au fleuve Rhône, clairement piloté (au moins dans l’esprit du Plan) par la ville-centre Saint-Etienne.

Mais en dehors des « effets d’aubaine » ponctuels offerts par les PUD, telle l’opération Montreynaud citée ci-dessus, aucune mise en œuvre d’ensemble n’a été entreprise, et la vision urbanistique proposée est essentiellement marquée par les héritages des plans élaborés avant la seconde guerre mondiale. Aussi C. Cretin remarque-t-il que « dans l’ensemble et même si on déclarait bien ressentir la demande urbaine, si on était conscient de la gravité du problème du logement, on s’en remettait à ce qui avait jusqu’alors fonctionné, l’initiative privée et l’aménagement au fil de l’eau 189  ».

Dès sa création, l’agence d’urbanisme s’attelle à l’étude d’un SDAU pour l’agglomération stéphanoise, conformément à ses statuts et à la loi d’orientation foncière, votée quelques mois plus tard. En 1971 est publié « Saint-Etienne vers l’avenir », libre blanc présentant les bases d’un projet de développement pour une région stéphanoise allant de Saint-Galmier à Firminy, de Saint-Rambert à Rive-de-Gier. Ce document « fondateur » de la planification stéphanoise récente s’ouvre sur une citation de L. Del Vasto, dont l’ambiguïté apparaît aujourd’hui comme annonciatrice de malentendus et d’impasses politiques : « Où est ta beauté, grande ville ? (…) La terre là n’est plus la terre, le bois est du métal peint, l’espace est un miroir, l’homme un reflet. Tu as trop de vie, grande ville. Trop de vie s’appelle fièvre. Fièvre est signe de maladie. Ta maladie c’est de ne pas avoir de raison d’être. Que produisent-ils ? De la vitesse. Une forme du rien. Tous, ils fuient l’épouvante du peu190 (…) ». 

La carte ci-dessous résume la hiérarchie urbaine et les principales infrastructures de transport envisagées pour répondre au développement urbain de la région stéphanoise, censée héberger à l’horizon 2000 entre 700 000 et 800 000 habitants et accueillir entre 280 000 et 320 000 emplois, selon les projections réalisées à cette époque avec l’INSEE.

Ce projet de SDAU est marqué par les maitres-mots de la planification urbaine issus de la LOF de 1967 : zonage, fonctionnalisme, rénovation urbaine des tissus urbains anciens, création d’une ville nouvelle dans la plaine du Forez (Bois du Roi, dans le groupement d’urbanisme des Trois Ponts).

On peut d’ailleurs considérer la ville nouvelle du Bois du Roi comme la réponse, très marquée par les représentations alors en vogue, des urbanistes du Ministère et de l’Agence Epures aux démarches menées dans la sphère économique dès 1956 par le Département de la Loire191 qui, au travers de la SEDL192, crée plusieurs zones d’activités destinées au desserrement économique stéphanois et à l’accueil d’entreprises « de niveau national193 ».

Illustration 45 : Carte de synthèse des principales propositions d’aménagement élaborées dans le
Illustration 45 : Carte de synthèse des principales propositions d’aménagement élaborées dans le livre blanc de 1971

Le projet de SDAU étudié au début des années 1970 est clairement un projet de type centre-périphérie, et non une tentative de développement polycentrique, comme pourrait le laisser présager le conséquent maillage autoroutier prévu pour irriguer l’ensemble de la région stéphanoise. Il faut remarquer à ce sujet la place très prépondérante qu’occupent l’automobile et les infrastructures routières dans la structuration du territoire urbain, découpé en alvéoles longées par des rocades, des pénétrantes et des voies de dessertes.

Ces représentations, ces choix méthodologiques se sont maintenus lors des différentes versions de SDAU élaborées tout au long des années 1970, et qui toutes furent rejetées ; on en trouve encore les fondements dans la tentative de relance d’une démarche de Schéma Directeur au début des années 1990.

Les études menées au début des années 1990194 prennent acte de la stagnation de population de la région stéphanoise, mais également de l’étalement pavillonnaire dans la plaine du Forez et sur les différents coteaux. Ainsi, dans la plaine, la tache urbaine correspond à peu près aux prévisions des urbanistes des années 1960. Mais on est très loin des 200 000 habitants attendus dans une ville nouvelle !

Illustration 46 : Carte de synthèse des principaux éléments de diagnostic constatés dans le
Illustration 46 : Carte de synthèse des principaux éléments de diagnostic constatés dans le livre blanc de 1994

En termes d’infrastructures de transport, on peut constater que les autoroutes prévues ont été réalisées – à l’exception notable de l’A 45 et de son prolongement vers la Haute-Loire ; en revanche, les voies ferrées de l’étoile ferroviaire stéphanoise ont été peu modernisées. Seule la hausse du nombre de navettes voyageurs entre Lyon et Saint-Etienne peut pondérer un bilan très déséquilibré en faveur de la voiture individuelle.

Sur le fond, les propositions du SD restent marquées par celles de 1971, en assumant l’héritage intellectuel – et notamment l’échec du projet de ville nouvelle dans la plaine du Forez195. La différence fondamentale entre les deux documents, et entre les deux époques, est la recherche, à partir des années 1990, du renforcement du rôle de centralité de Saint-Etienne196, par rapport aux polarités périphériques qui se sont constituées, plus ou moins délibérément, au fil des ans. Les nouveaux mots d’ordre de la démarche sont le pragmatismeet le réalisme, censés permettre une mise en œuvre effective des propositions contenues dans le schéma directeur.

On ne trouve donc plus trace de la cohérence spatiale, où zonage et proximité spatiale des zones d’habitat et d’emploi permettaient d’aboutir à une vision ultime et cohérente du développement de la région stéphanoise. En revanche, ces nouvelles approches n’empêchent nullement d’élaborer une rhétorique sur « Saint-Etienne, maillon d’un itinéraire Madrid – Munich197 »… complémentaire à l’arc atlantique et à la banane bleue ! Il s’agit sans doute du premier exercice de planification urbaine de la région stéphanoise où son enclavement est minoré et non augmenté…

« Si sans nul doute, l’agglomération s’avère bien être une échelle pertinente pour le développement des différentes communes qui la composent, l’ampleur des problèmes et leur complexité, les enjeux spatiaux et politiques font que, de plus en plus, la nécessité d’agir ensemble et de manière concertée s’impose. (…) Mais dans le même temps, si la notion d’intercommunalité doit s’imposer pour relever les défis auxquels la région stéphanoise est confrontée, il faut s’interroger sur la capacité que l’agglomération aura à gérer au sein d’une intercommunalité, volontarisme local et incitations externes, qu’elles soient d’origine européenne, étatique ou régionale 198». C’est en ces termes diplomatiques que le livre blanc du schéma directeur pose la problématique locale de la coopération intercommunale, toujours absente dans la région stéphanoise malgré les incitations répétées de l’Etat, notamment depuis la loi de 1992 sur l’administration du territoire de la République.

En 1989, François Dubanchet, maire de Saint-Etienne, entame des négociations avec ses homologues de Saint-Priest et Andrézieux-Bouthéon (dont le Maire, François Mazoyer, est également Président de l’Agence d’urbanisme), en vue de créer un District urbain, ayant vocation à accueillir les communes des vallées de l’Ondaine et du Gier, et celles de la plaine du Forez. Des pourparlers s’engagent avec tous les Maires, mais se heurtent aux réticences face au poids de la ville-centre, et à l’importance de ses déficits et dettes. Dès l’année suivante, l’échec politique du projet apparaît de manière évidente, et en 1991, un syndicat de communes « défensif » est constitué dans la couronne stéphanoise199, alors que des syndicats périphériques récupèrent la gestion des subventions régionales issues des Contrats Globaux de Développement200, laissant isolée la ville-centre. Celle-ci participe toutefois à 11 groupements de coopération sectorielle, qui traitent au cas par cas le Parc du Pilat, les rivières, les transports urbains, la promotion de l’axe Lyon – Toulouse, le projet de schéma directeur, l’aménagement de zones d’activités201, etc.

La mort accidentelle du maire d’Andrézieux-Bouthéon, François Mazoyer, et la crise politique nouée dans les années 1990 par le maire de Saint-Etienne  autour de l’augmentation du prix de l’eau fournie aux communes de la périphérie privent François Dubanchet d’un allié politique dans la plaine du Forez, et cristallisent les craintes des communes périphériques vis-à-vis de la ville-centre. Tout projet de coopération intercommunale entre Saint-Etienne et les communes des deux vallées, de la couronne et de la plaine s’avère dès lors impossible, jusqu’à la démission du maire de Saint-Etienne au printemps 1994.

C’est son second adjoint Michel Thiollière, alors en charge de l’urbanisme, qui assure l’intérim jusqu’aux élections municipales de 1995. Prenant acte de l’échec des pourparlers autour du schéma directeur et du District urbain, et après avoir soldé la crise politique de l’alimentation en eau potable qui avait mis en lumière les crispations intercommunales locales, le nouveau maire de Saint-Etienne propose à quelques-uns de ses collègues, maires de villes périphériques, de créer une intercommunalité de projet, basée sur le consensus, la transversalité politique et le volontarisme202.

Illustration 47 : Etat de l’intercommunalité dans la région stéphanoise au début des années 1990
Illustration 47 : Etat de l’intercommunalité dans la région stéphanoise au début des années 1990

Elu maire en 1995 au terme d’une bataille électorale assez serrée, Michel Thiollière propose la création d’une Communauté de communes « à la carte », sans unification de taxe professionnelle203, avec trois compétences pour commencer : le développement économique, l’aménagement du territoire, l’environnement – cadre de vie. Saint-Chamond, Firminy, les communes de la couronne et de l’Ondaine donnent leur accord, et Saint-Etienne Métropole est créée le premier janvier 1996, associant 22 communes. En revanche, la plaine du Forez ne s’associe pas à cette démarche, et à la même date sont créées deux autres communautés de communes, de part et d’autre du fleuve Loire : Forez-Sud autour de Saint-Just – Saint-Rambert et Sury-le-Comtal ; Pays de Saint-Galmier autour d’Andrézieux-Bouthéon et Veauche.

La difficile fabrication de nouveaux territoires politiques intercommunaux est donc aussi prégnante que l’est la quasi-absence de projet urbain au sortir de la seconde guerre mondiale. Il ressort pour l’essentiel de la deuxième moitié du XXe siècle une succession de crises socio-économiques, mal surmontées par des décennies de politiques municipales au fil de l’eau, laissant libre cours à l’initiative individuelle : différents chercheurs, observateurs, élus et techniciens de la région stéphanoise font converger sur ce point leur analyse, en termes de logement, de planification urbaine, d’offre de transport, d’appui social aux mutations économiques, etc.

L’étalement urbain s’est propagé dans une région en perte démographique, au gré des opportunités foncières et des améliorations des réseaux routiers et autoroutiers. La cohérence entre urbanisme et déplacements n’apparaît plus que dans les exercices de planification ; l’urbain prend le pas sur la ville.

Toutes les agglomérations françaises ont traversé une crise de la planification urbaine à partir des années 1970 ; moins nombreuses sont celles qui, à l’image de Saint-Etienne, n’ont jamais été dotées d’un véritable exercice de planification supra-communal depuis l’après-guerre ; encore plus rares sont celles où un consensus politique minimal autour d’une coopération intercommunale – imposée par l’Etat ou librement choisie – n’a pu s’établir avant l’entrée dans le XXIe siècle.

Au milieu des années 1990, Saint-Etienne venait d’abandonner, une nouvelle fois, son projet de schéma directeur. Elle sortait d’une crise municipale majeure après avoir traversé deux décennies de crises socio-économiques. La ville-centre avait perdu sa cohérence spatiale et ses habitants au profit des communes périphériques ; enfin elle n’était qu’au seuil de l’intercommunalité de projet.

Le tableau apparaît donc assez noir ; c’est pourtant dans les années qui suivent qu’a été relancée – cette fois-ci avec un certain succès – la recherche d’un véritable projet de territoire adapté à un périmètre élargi, sous la bannière de nouveaux mots d’ordre politiques et techniques.

Notes
183.

Schnetzler, 1969, in « la vie urbaine dans le Département de la Loire et ses abords », p. 233 et 234.

184.

cette agence a été dénommée EPURES ; à sa création, ce sigle signifiait Etude des Plans d’Urbanisme de la Région Stéphanoise.

185.

une démarche similaire a été menée à la même époque par Antoine Pinay à Saint-Chamond, qui a annexé plusieurs bourgs ruraux contigus à la ville-centre.

186.

Plan d’aménagement et d’organisation

187.

Zone à Urbaniser en Priorité

188.

voire, ultérieurement et à une échelle encore supérieure, du Schéma Métropolitain, addition des travaux précédents mais associant la région grenobloise pour former la métropole d’équilibre chère à la DATAR. Ce schéma a été publié en 1970, soit 3 ans après la LOF… et 12 ans après les premières versions des PUD.

189.

Cretin, 1995, p. 89

190.

Epures, 1971, p. 3

191.

Certu, 2002

192.

Société d’Equipement du Département de la Loire, qui est une SEM d’aménagement local

193.

la permanence des visions fondatrices du développement de la plaine du Forez est remarquable. Cinquante années après le lancement des premières ZA, la Communauté d’agglomération Loire Forez place toujours des espoirs dans l’accueil de grands établissements industriels dans sa ZAIN, « Zone d’Activités d’Intérêt National », alors que le développement de l’habitat demeure marqué par la forme pavillonnaire et les difficultés à structurer la conurbation Saint-Just – Saint-Rambert – Andrézieux-Bouthéon – Veauche.

194.

Le Syndicat chargé des études du SD a été créé en 1991 ; celles-ci ont abouti à un proposition de SD fin 1994, sur la base d’études menées par Epures dès le milieu des années 1980 prenant acte de l’échec du SDAU.

195.

notamment dans la traduction cartographique du projet de SD, qui montre bien les tiraillements entre les hypothèses de relance de la ville-centre et celles de structuration urbaine de la plaine du Forez.

196.

Epures, 1994, p. 85

197.

Epures, 1994, p. 62

198.

Epures, 1994, p. 84

199.

SICOS, Syndicat Intercommunal de la Couronne Stéphanoise

200.

SIVO, Syndicat Intercommunal de la Vallée de l’Ondaine, anciennement SIAVO, créé en 1963 ; et le Pays du Gier (de Saint-Chamond à Givors), créé en 1993.

201.

sur l’histoire de l’intercommunalité dans la région stéphanoise, cf. Vant, 1995 ; Cretin, 1995 ; Vant, Gay, 1997.

202.

cf. Soleil, 2006 ; Vant, Gay, 1996 ; Béal 2006

203.

Saint-Etienne Métropole a mis en place une TPU à partir du 1er janvier 2000.