3.2.6. Une « congruence » favorable à une organisation de l’action publique par l’entremise des déplacements urbains

A la lecture des différents faits et analyses présentés dans ce troisième chapitre, on peut s’interroger sur l’apparente congruence qui semble avoir lieu au milieu des années 1990, dans l’agglomération stéphanoise, entre le renouvellement des élus et des techniciens dirigeants, le lancement effectif d’une intercommunalité de projet, le souhait d’une planification multimodale des déplacements urbains et le vote d’une loi environnementaliste dotée d’un volet enjoignant les collectivités locales à agir en faveur d’une répartition modale plus équilibrée de la mobilité quotidienne.

Il faut en effet interroger cette congruence : est-on en présence d’un « hasard » des agendas politiques, ou d’un effet d’aubaine, marqué par un saisissement d’opportunités organisationnelles et financières par le niveau local ?

L’étude de la succession « linéaire » de faits, l’analyse de la scène de négociation créée pour le PDU, et le traitement d’entretiens menés avec les principaux protagonistes de cette scène, sont autant de méthodes de recherche qui vont nous permettre d’identifier, à partir du quatrième chapitre de cette thèse, les éléments de réponse à la principale question posée en introduction : qu’a apporté l’injonction de cohérence entre urbanisme et déplacements, contenue dans la loi SRU, à une scène de négociation locale ?

En attendant ces éléments de réponse, nous pouvons déjà constater la congruence favorable à l’émergence de cette scène de négociation. Le PDU a été proposé aux élus par un technicien dirigeant, Jean-Guy Dumazeau, lors de son arrivée à la tête de l’autorité organisatrice des transports urbains, et par François Duval, directeur de l’Agence d’urbanisme Epures. Cette proposition a trouvé un écho particulièrement favorable en la personne du nouveau maire de Saint-Etienne, Michel Thiollière, désireux de réformer l’AOT, tout en la dotant d’une véritable vision d’avenir de son réseau, par l’intermédiaire d’un exercice de planification sectoriel, basé sur une approche partenariale large, des objectifs volontaristes et la prise en compte des apports de diverses démarches (projet urbain de R. Bofill, création d’une communauté de communes…) et planification (DVA porté par l’Etat, SDD réalisé par la Ville de Saint-Etienne, projet de réseau collectif métropolitain alors porté par la Région Urbaine de Lyon…) à l’œuvre dans la région stéphanoise.

Dans le même temps, M. Thiollière a porté sur les fonds baptismaux une intercommunalité de projet, attendue par les acteurs et observateurs locaux depuis plusieurs années, sous la forme d’une communauté de communes au projet pragmatique et consensuel entre 22 communes. Quoique balbutiant, cet Etablissement Public de Coopération Intercommunale (EPCI), déjà très orienté sur la compétence de la structure en terme d’aménagement du territoire, était organisé de manière à définir un projet transversal de territoire, dont le PDU du SIOTAS était l’une des composantes sectorielles.

Lors du lancement de la démarche du PDU en 1995, la loi sur l’Air n’était qu’au stade de son élaboration au sein du Ministère de l’environnement, alors dirigé par Corinne Lepage. Ses dispositions, ses injonctions, et les éventuelles participations de l’Etat au financement de projets locaux en matière de déplacements urbains n’avaient pas encore été largement diffusées chez les élus et les urbanistes, ni dans les média professionnels. En 1995, les PDU demeuraient donc une démarche volontaire, non prescriptive, et sans « efficacité » financière en termes de subventions sollicitées auprès des partenaires institutionnels, de l’Etat ou de l’Europe (fonds FEDER).

Ainsi que le rappelle JG. Dumazeau 204 , il faut donc bien considérer le PDU stéphanois comme outil local d’élaboration et de partage d’un projet à l’échelle d’une agglomération en cours de constitution politique. Cette démarche est, à son lancement, volontariste et novatrice à l’échelle locale. Elle demeure financièrement « intéressée » : avant même l’annonce du subventionnement des PDU, des aménagements cyclables et des TCSP, intervenue en 1996, le portage d’un projet local en matière de déplacements urbains visait à associer et engager les partenaires, y compris sur le plan financier, notamment le Département par rapport aux lignes de cars interurbains, et la SNCF, l’Etat et la Région Rhône-Alpes205 pour le renforcement des dessertes sur l’étoile ferroviaire stéphanoise.

On ne peut pourtant résumer le PDU stéphanois à la conséquence d’un arbitrage local entre la « carotte » financière et le « bâton » de l’injonction législative : un projet engageant une communauté large d’acteurs pour dix ans a été élaboré et validé, aussi peut-on élargir le questionnement sur l’avènement et l’organisation de l’étude d’un PDU.

Comment est-on entré localement dans une démarche de projet partagé ? A partir de quels éléments de problématisation ? On trouve des éléments de réponse dans la toute première trace écrite « officielle » de la démarche de PDU : une « note d’orientation », écrite en juin 1996 par le SIOTAS. Ce document de cadrage constate en premier lieu la multiplicité des démarches en cours (restructuration du réseau STAS, projets ferroviaires, schémas communaux, DVA206…)

Le rôle assigné au PDU dans ce contexte est de « mettre en cohérence les projets et les objectifs des différents maîtres d’ouvrage », « d’orienter et éclairer les choix (…) et s’assurer de la productivité et de l’incidence sur le niveau de service de ces investissements 207  ». L’objectif général assigné au projet PDU est avant tout de lutter contre la baisse de fréquentation du réseau urbain et d’endiguer la hausse des déficits d’exploitation de la STAS, donc éviter de mettre en péril les finances des communes membres du SIOTAS, dont les participations s’accroissent régulièrement.

La note d’orientation de juin 1996 fixe 6 enjeux majeurs au futur PDU :

‘1. coordination des politiques des différentes autorités organisatrices ;
2. prise en compte de l’interdépendance entre urbanisme, déplacements et réseaux ;
3. développement de l’intermodalité ;
4. mise en œuvre de la restructuration du réseau de transport urbain ;
5. action sur l’environnement ;
6. articulation de la démarche avec les procédures institutionnelles208. ’

A ces enjeux répondent de premières pistes de projet, dont on peut remarquer qu’elles figureront effectivement, et en bonne place, dans la version finale du PDU, adopté en 2000.

On trouve principalement les propositions suivantes :

Ainsi, avant même le lancement officiel et médiatique de la démarche, le périmètre d’intervention, le niveau de volontarisme, et même les grandes lignes de l’action politique envisagée sont déjà définis et validés par les élus et techniciens à l’origine de la démarche : la plate-forme servant à la scène de négociation en cours de création est prête, cristallisée autour d’objectifs clairs et de projets-solutions adaptés aux problèmes qui ont été mis en avant.

On se rend compte, à la lecture des enjeux et pistes de projet « pré-formatés » à l’amont, que la recherche d’une meilleure cohérence entre urbanisme et déplacements dispose d’une marge de proposition et de négociation assez faible : les contraintes potentielles sur l’urbanisme ou sur les pratiques de déplacements sont définies comme trop importantes pour être acceptables politiquement, d’où une exclusion immédiate de toute approche intellectuelle, notamment issue de la recherche en urbanisme ou en science politique, qui remettrait en cause les équilibres locaux en matière d’urbanisme ou de mobilité quotidienne.

Dès le lancement de la démarche, il apparaît donc clairement que toute action publique très directive et contraignante sur l’offre de transport ou sur les formes et densités urbaines est inenvisageable et même illégitime : elle n’entrerait pas dans la plate-forme définissant le cadre de négociation.

Mais le « problème à résoudre » avancé pour justifier publiquement du saisissement de la question des transports urbains et de sa mise à l’agenda était-il justifié ? En 1995, les graphiques présentés par le SIOTAS montraient la chute de fréquentation du réseau STAS entre 1992 et 1996. Sur cette courte période, le passage de 50 à 43 millions de voyages annuels offre en effet au regard une courbe assez alarmiste ! Qu’en est-il sur une période plus longue ?

En partant de la fin des années 1960, comme le montre le graphique ci-dessous, on constate que la fréquentation du réseau STAS est certes en déclin, mais également que celui-ci correspond en fait à un retour aux niveaux de 1975, au moment où le projet « une rue, un tramway » a bien du mal à passer de la planche à dessin à la véritable Grand rue, et où les investissements sur les infrastructures (auto)routières sont au contraire élevés. Mais si l’on compare la fréquentation du réseau urbain à la baisse démographique continue de la ville-centre, on peut relativiser l’hémorragie de clientèle avancée. On voit en revanche très nettement le risque financier encouru par le SIOTAS et ses financeurs : l’usage des TCU s’effondre, pour une fréquentation plutôt déclinante, et ce alors que l’offre augmente lentement mais régulièrement. Dans ces conditions, l’équilibre financier entre les recettes (usagers, entreprises, communes) et les charges d’exploitation ne peut que se détériorer, justifiant ainsi la mise à l’agenda politique local.

Illustration 48 : Evolution de l’offre et de la demande de transport collectif urbain dans l’agglomération stéphanoise (collectées d’après données annuelles Certu)
Illustration 48 : Evolution de l’offre et de la demande de transport collectif urbain dans l’agglomération stéphanoise (collectées d’après données annuelles Certu)

Il ressort en tous les cas du choix des problèmes de la fréquentation du réseau urbain et de son équilibre financier qu’il s’agit de deux entrées consensuelles dans la thématique proposée au débat avec les partenaires associées dans la démarche PDU : à aucun moment l’un d’entre eux n’a contesté le bien fondé d’une démarche de projet, localement novatrice, en faveur des déplacements quotidiens et de la relance du réseau de transport collectif de l’agglomération ; en revanche, nous avons déjà vu que toute tentative de mobilisation autour de l’élaboration d’un projet de territoire global et étendu avait échoué jusqu’alors.

Sans doute la méthodologie retenue pour l’étude, la création de groupes partenariaux (sur lesquels nous reviendrons dans le chapitre 4) et la définition initiale – très à l’amont – des enjeux et pistes de projet ont-ils tous contribués à créer les conditions d’un débat et d’une négociation équilibrés et serins, où chaque acteur a pu proposer, s’approprier, valider les différents outputs du projet PDU.

Au sujet de l’animation de la démarche PDU, il faut en effet noter l’influence de la méthodologie nationale proposée par le Certu 209 en même temps que la promulgation de la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie.

Car si la loi SRU a réformé la planification urbaine et fixé plusieurs mots d’ordre, dont celui de parvenir à la cohérence entre l’urbanisme et les déplacements dans les agglomérations françaises, à échéance d’une décennie, nous avons vu qu’aucun « mode d’emploi » n’avait été fourni aux collectivités locales chargées d’y répondre.

Mandaté par le ministère lors de l’avènement de la loi, le Certu a réalisé un guide pratique destiné aux acteurs locaux, et en premier lieu aux autorités organisatrices de transport, afin de guider leur démarche. Il est intéressant de s’intéresser aux grandes lignes de cette méthodologie, car il ressort des différentes analyses de PDU locaux réalisées per les chercheurs en urbanisme qu’elle a été très mobilisée pour structurer localement les méthodes d’étude.

Le schéma n° 49 reprend la proposition d’organisation générale de l’étude d’un PDU. Celle-ci est assez classique, reprenant quatre phases d’étude (pré-diagnostic, diagnostic, scénarios, projet), initiées par l’élaboration d’un « programme de travail » capital car il délimite à l’amont les enjeux, les périmètres, les problèmes à résoudre… et sans doute bien souvent les réponses opérationnelles et techniques).

On peut remarquer le caractère très linéaire de cette méthodologie, typique de la conduite de projets, mais renforçant les logiques préexistantes d’enchaînement de phases et de décisions faisant avancer une démarche. L’objectif final, « l’émergence d’une culture commune pour une approche globale des déplacements », apparaît fortement tributaire du choix des partenaires, et de l’importance accordée à la concertation. Le « lien avec les autres démarches », autre élément clé d’une mise en cohérence des acteurs et des projets et gage de coordination, apparaît lui aussi bien timide, à l’amont de la définition du « programme de travail ».

Illustration 49
Illustration 49

(d’après Certu, 1996)

La proposition du Certu pour organiser la structure politique et technique de la démarche d’étude d’un PDU apparaît elle-aussi classique (schéma n° 50), marquée par une itération comité de pilotage / comité technique. Les autres acteurs, dans cette architecture, ne sont véritablement associés que lors des grands messes réunissant les élus porteurs de la démarche. On ne peut donc s’étonner de retrouver ici une approche classique, linéaire et peu transversale de l’avancement du projet.

Pourtant cette méthode a été reprise, à Saint-Etienne comme dans la quasi-totalité des agglomérations françaises qui ont dû élaborer un PDU à la suite de la promulgation de la LAURE.

Illustration 50
Illustration 50

(d’après Certu, 1996)

Ce succès s’explique à la fois par l’absence de contre-propositions, moins sectorielles et linéaires dans leur approche de la méthode, des objectifs poursuivis et de la formulation de réponses aux injonctions nationales, mais également par la faiblesse de la technostructure stéphanoise, alors en cours de (re)formation. En ce sens, organiser des groupes de travail, créer des lieux de concertation, de rencontre et de discussion constitue une approche certes très organisationnelle d’une démarche censée agir sur la cohérence fonctionnelle réelle d’une agglomération, mais en tous les cas efficiente et éprouvée d’élaboration partenariale d’un horizon commun d’action.

Cette architecture organisationnelle vise en effet l’efficacité : les allers-retours entre techniciens et élus permettent des validations emboîtées linéairement. Mais cette approche facilite-t-elle la coopération interinstitutionnelle, et la coordination du projet de PDU avec les autres démarches de planification et avec les projets opérationnels ? C’est l’une des questions qui va être abordée dans l’étude de la mise en œuvre locale d’un PDU, élément de réponse à l’injonction de cohérence, que nous allons aborder dans le chapitre 4.

Notes
204.

cf. transcription de l’entretien du 24 mars 2006

205.

en 1995, la Région n’était pas encore autorité organisatrice des transports ferroviaires régionaux ; elle était en revanche déjà impliquée dans les projets d’amélioration de ces dessertes, via le conventionnement « TER » avec la SNCF et les Contrats de plan avec l’Etat.

206.

Dossier de Voiries d’Agglomération, démarche pilotée par les services de l’Equipement déconcentrés, visant à planifier les besoins d’amélioration et de développement des réseaux (auto)routiers dans les grandes agglomérations françaises, au milieu des années 1990.

207.

SIOTAS, juin 1996

208.

SIOTAS, juin 1996

209.

Centre d’étude sur les réseaux, les transports et l’urbanisme, dépendant du ministère de l’Equipement et des Transports