5.1.1. Une scène de négociation pour trois postures

Ce qui a intéressé M. Sanier et P. Corcuff, c’est la place tenue par le « stratégique » dans le comportement professionnel quotidien de ces acteurs, c’est-à-dire ce qui les emmène au-delà du court terme. On peut considérer l’étude d’un projet sectoriel type PDU à une telle projection dans un horizon stratégique lointain, d’autant plus que celui-ci fait appel aux représentations d’une cohérence « ultime et parfaite » entre une ville et ses réseaux de déplacements, représentations très prégnantes dans l’imaginaire du groupe d’acteurs considéré.

Nous faisons donc l’hypothèse que la création d’une scène de négociation telle que celle du PDU stéphanois engage les acteurs qui s’y sont investis à adapter leur comportement, leurs choix et leurs justifications, en fonction de leur horizon stratégique, celui-ci étant convergeant avec les objectifs visés par la démarche PDU.

Cette adaptation permet à la fois de dépasser le cadre du quotidien, et d’aboutir – au moins partiellement - à une vision commune de l’avenir, en créant des coalitions d’intérêt autour de « sous-projets » dépendant de la « scène – portail » constituée par le PDU. En ce sens, la cohérence est à chercher dans la structuration d’acteurs (cohérence organisationnelle), plutôt que dans la transcription opérationnelle du projet PDU sur un territoire donné (cohérence de résultat, souhaitée par la loi SRU).

Max Sanier et Philippe Corcuff ont observé que les décisions politiques sont rendues légitimes non seulement par les dispositifs publics et des mécanismes et méthodologies formalisés, mais également par des négociations plus libres, plus informelles, que d’aucuns appellent le « off » en termes journalistiques.

Nous allons montrer à présent que la démarche PDU a structuré chez les acteurs trois postures, que les acteurs articulent selon les instances et les opportunités : un horizon stratégique lointain (cohérence « ultime »), un discours officiel (tenu dans les instances publiques), et des tractations plus officieuses (qui permettent de débattre d’aspects moins consensuels).

Le troisième chapitre (section 3.3.) a montré comment la première phase de la démarche PDU, qui correspond au diagnostic, a élaboré le « décor » de la scène de négociation : approche très fouillée, très documentée, très ouverte, da la problématique des déplacements urbains, selon une approche multimodale et transversale, à une échelle vaste (une petite centaine de communes). Les premières questions adressées aux élus étaient assez générales, et s’intéressaient à des thématiques qui ont d’ailleurs été quasiment abandonnées lors des phases d’étude ultérieures, marquées par un resserrement pragmatique du projet : desserte des quartiers « sociaux », liaisons de périphérie à périphérie, liens entre morphologie urbaine et modes de déplacements, aspects environnementaux, articulation entre projets autoroutiers et relance du transport collectif, etc.

La démarche PDU se présente donc, d’entrée, aux acteurs « invités » à y participer, comme l’espace d’une réflexion aux objectifs assez généraux, aux outils potentiellement transversaux, ouvrant à la négociation des « tabous » (vitesse commerciale du tramway, aménagement de boulevards urbains parallèles à des autoroutes, place du vélo dans l’urbanité stéphanoise…) et des projets à horizon lointain.

La législation est venue conforter, a posteriori, cette présentation de la scène PDU comme un espace ouvert, transversal et global : avec la loi sur l’Air de 1996 qui met l’accent sur une approche environnementaliste, puis avec SRU en 2000, qui place la démarche sous les sceaux de la recherche de cohérence et de mixités sociale et fonctionnelle.

La scène publique d’étude du Plan de Déplacements Urbains de l’agglomération stéphanoise a été structurée autour de 7 instances officielles, où le principe d’intervention des acteurs dans la négociation est que leur position, leur discours, doivent être argumentés selon des modes de justification publique (c’est-à-dire une justification utilisée par un acteur dans une situation de débat public, donc potentiellement audibles et visibles par les autres acteurs, et par l’ensemble de la société248).

Le schéma ci-dessous, déjà présenté au chapitre 4, rappelle ce que sont ces différentes instances officielles, classées entre le « cœur de la démarche » (comité syndical, comité de pilotage restreint, comité technique restreint), les instances « satellites », associant davantage d’acteurs (comité de pilotage élargi, réunions de travail), et enfin les démarches « périphériques », destinées à associer le maximum d’intervenants au PDU (incluant la population et la société civile), mais au rôle bien moins décisif dans l’avancement de l’étude.

Illustration 61 : Rappel des instances officielles d’animation de la scène PDU, définies par le SIOTAS au lancement de la démarche
Illustration 61 : Rappel des instances officielles d’animation de la scène PDU, définies par le SIOTAS au lancement de la démarche

On peut observer que le projet stratégique, d’horizon lointain, a été structuré dans la scène de négociation : c’est, à grands traits, le scénario C du PDU , vision volontariste et peu accessible politiquement, financièrement et techniquement. Les acteurs ont également élaboré un scénario « raisonnable » et pragmatique, le BB’, que l’on peut associer à la posture de discours « officiel » : les membres du « club » ont discuté des composantes du scénario, dans un cadre d’opportunités resserré. La posture « informelle » est utilisée, dans ce fonctionnement de la scène, pour débattre les points durs de la négociation, et tester des hypothèses plus « iconoclastes ».

Illustration 62 : Schéma de synthèse des postures adoptées par les acteurs au sein de la scène de négociation du PDU stéphanois.
Illustration 62 : Schéma de synthèse des postures adoptées par les acteurs au sein de la scène de négociation du PDU stéphanois.

Celle-ci n’embrasse qu’une partie d’un champ plus global, et est structurée par la posture officielle, « volontariste et réaliste », qui correspond à peu près au scénario BB’. Le A correspond au « fil de l’eau » repoussoir, et le C est l’une des projections d’un horizon stratégique lointain, dont tous les acteurs de la scène se réclament. Une posture plus informelle permet la négociation, principalement pour tester des hypothèses et des marges de manœuvre.

Les instances publiques du PDU ont été complétées, à partir de 2001, par celles des Plans de Déplacements de Secteurs, déclinaison territoriale du PDU par sous-groupes de communes. L’objectif des PDS est précisément de faire partager le projet global PDU aux acteurs communaux, et de définir des projets opérationnels à cette échelle, à échéance de 10 ans.

Ainsi, pendant les deux années d’élaboration du document, l’ensemble des communes d’un secteur est réuni tous les mois avec les techniciens des différents acteurs investis dans l’élaboration du PDU. Le caractère volontariste parce que non prescriptif des PDS confère à ces démarches dépendantes de la « scène-mère PDU » un rôle important de négociation, d’appropriation et de formulation de « sous-projets », à échéance de 10 – 15 ans, mais réalisés en cohérence avec la vision générale approuvée dans le projet stratégique défini dans le PDU.

Dans la démarche stéphanoise, les instances publiques ont été complétées par une scène officieuse, plus flexible, qui a permis d’avancer dans la négociation, souvent de manière positive, c’est-à-dire allant dans le sens « volontariste » défini par l’horizon stratégique lointain défendu sur la scène officielle. On peut citer à ce titre la mise en site propre de la ligne de tram historique, et l’amélioration de sa vitesse commerciale, les questions d’organisation et de tarification du stationnement urbain, le phasage du deuxième TCSP stéphanois, sur lesquels nous reviendrons ultérieurement.

Il ne faut pas considérer ces échanges officieux comme une instance où l’essentiel s’élaborerait dans l’ombre, au sein d’un cénacle resserré, qui dénaturerait et viderait de son sens la scène publique. Bien au contraire, on peut concevoir la scène « off » comme une « respiration », un aparté entre deux ou trois acteurs devant avancer sur un problème à résoudre commun mais ardu.

Ce « club » discret permet ainsi de « déminer » des oppositions, de définir un référentiel commun, d’opérer un choix construit autour d’une micro-coalition, ce qui redonne ensuite toute sa force au groupe d’acteurs investis sur la scène publique, et permet d’avancer conjointement, faisant converger les horizons lointains. On peut citer à ces titres les relations entre l’autorité organisatrice et la Ville de Saint-Etienne, ou le Conseil général de la Loire, clarifiées et harmonisées à l’occasion de rencontres hors scène officielle, qui ont évité le blocage de celle-ci, et au contraire permis une mise au « diapason commun ». Nous aurons également l’occasion d’aborder ultérieurement ces situations.

Il est à d’ailleurs à noter que l’existence des échanges informels est tout à fait reconnue et légitimée par les intervenants de la scène officielle, qui considèrent qu’ils permettent d’étudier des solutions aux questions posées, avant de les soumettre sur la scène officielle.

Ainsi le chef de projet du PDU SIOTAS va même jusqu’à regretter la trop faible implication d’un acteur clé, peu intéressé lors du premier PDU, et qui était pourtant très attendu par les élus et techniciens en charge du dossier, afin de pouvoir négocier directement avec lui sur des thématiques qui le concernaient directement (projet urbain, TCSP, quartiers « sociaux », modes doux…) :

‘Qu’est-ce qu’on a décidé en dehors des structures ? Ca tient une place certaine ! J’exagère un peu, mais le déroulement de la procédure… on n’a pas mobilisé les foules, soyons clairs ! Ce qui m’avait gêné, c’était de façonner ce PDU avec une absence certaine de la ville-centre… [entretien avec J.G. Dumazeau (SIOTAS)]’

L’informel a également été utilisé pour les ajustements pré-décisionnels à haut niveau, entre la conduite technique du PDU et le Maire de Saint-Etienne, par ailleurs à la tête du SIOTAS puis de Saint-Etienne Métropole.

Dans ce cadre-là, l’existence de rencontres directes menées hors des instances officielles, et notamment des « grands messes » que sont les comités syndicaux et les conseils de communauté, peut être appréhendée, d’un point de vue politique, comme la préparation des instances publiques, et d’un point de vue technique, comme l’opportunité de définir « jusqu’où l’on peut aller », techniquement, financièrement et politiquement parlant, donc de saisir des possibilités et des scénarisations compatibles avec l’horizon stratégique mais non encore légitimées publiquement.

Une nouvelle fois, on peut citer le cas des grands projets du PDU : électrification Saint-Etienne – Firminy, projet tram-train, mise en site propre du tram, création d’un deuxième TCSP… Mais les témoignages des protagonistes concordent pour reconnaître un plus grand rôle aux négociations informelles dans le PDU SIOTAS plutôt que dans la révision menée par Saint-Etienne Métropole.

‘Il y a eu 3 voire 4 réunions politiques, en présence de Michel Thiollière. Ces réunions n’ont pas de compte-rendu… Donc oui, il y a eu des réunions informelles, très importantes…. J’ai des documents annotés de la main de Michel Thiollière. Il y a eu des réunions avec Michel Thiollière, Jacques Frécenon, Claude Marder et un autre élu du SIOTAS si je me souviens bien. [entretien avec J.G. Dumazeau (SIOTAS)]’ ‘Pour le premier PDU, Jean-Guy a un mode de fonctionnement très bilatéral… beaucoup d’informel, de discussions… ce que tout le monde fait. Mais je pense que dans la révision du PDU, on a eu un mode de production beaucoup plus ouvert. Même si le premier PDU avait l’apparence d’une organisation en plusieurs niveaux de comités de pilotage, il s’est fait à 3 : F. Duval, J.G. Dumazeau, E. Filippini. Ils référaient à Jacques Frécenon. Sur ce lien là, dans la révision, il a été plus étroit au niveau de la maîtrise d’ouvrage, ce qui a certainement clarifié l’informel. Clairement, le couple pilote, ça a été Jacques Frécenon – Ludovic Meyer, mais qui avaient la légitimité complète pour être tous les deux. Et les autres partenaires ont été associés à leur place. Les échanges se sont faits entre eux deux, au sein même de la maîtrise d’ouvrage. Ils ne se sont pas faits dans un réseau informel qui associerait moult personnes… Donc les espaces de dialogue, d’échanges, de négociation, de remontée de l’information, ils se sont faits dans des groupes bien identifiés, où chacun disait ce qu’il avait à dire… L’agence d’urbanisme, la STAS… et tout ça remontait en comité de pilotage. [entretien avec S. Liaume (SEM ADT)]’

On peut noter au passage le terme très révélateur de « couple », dans le discours du responsable du service Aménagement du territoire, concernant l’élu et le technicien du nouveau « leader » local, amoindrissant ainsi le positionnement relatif des autres partenaires de la « bulle », et notamment celui de l’Agence d’urbanisme et de la STAS.

Pourtant la posture « informelle » de certains « espaces de dialogue » a permis l’ajustement et la validation des différents sous-éléments de projet qui constituent le document final du Plan de Déplacements Urbains. Celui-ci cristallise, dans une logique réglementaire, un certain nombre d’engagements et de « bonnes intentions », plus ou moins précisés en termes de financement et de calendrier.

Pour autant, on ne peut résumer la décennie d’étude du PDU stéphanois à un document contractuel. Ainsi que nous en avions formulé précédemment l’hypothèse, la recherche de cohérence est davantage organisationnelle que procédurale. C’est pour cela qu’il est nécessaire de percevoir cette démarche comme un cadre d’action flexible, ce que nous allons à présent étudier.

Notes
248.

cf. Boltanski, Thévenot, 1991 ; Lafaye, 1996 et Corcuff, 1998, in Correspondances n° 51