5.1.3. Motivations individuelles : l’influence des imaginaires urbanistes

Quelle est l’importance des représentations des acteurs dans leur comportement sur la scène de négociation ? Il s’agit d’une question importante, ainsi que l’a mis en évidence Vincent Kaufmann dans sa grille de lecture de la cohérence territoriale.

Nous avons déjà abordé, dans le premier chapitre, le poids symbolique que représentent les grandes utopies fondatrices de l’urbanisme dans les définitions et méthodes de la cohérence entre urbanisme et déplacements.

Il ressort des entretiens individuels qui ont été menés dans le cadre de cette recherche, que tous les principaux acteurs de la scène, élus ou techniciens, sont « marqués » par une certaine idéologie de la cohérence, qui a guidé leur action lors de la démarche PDU.

Ainsi Mme Chanal, adjointe aux déplacements de la Ville de Saint-Etienne depuis 2002, définit-elle cette notion à la fois comme l’attendu concret d’interventions publiques, mais également comme un mot d’ordre destiné à organiser les discussions entre acteurs :

‘Pour moi, la cohérence urbanisme – déplacements, c’est concret. L’urbanisme et les déplacements, c’est complètement lié. On ne peut pas réfléchir à l’urbanisme sans avoir la réflexion sur les déplacements. De toute façon, l’urbanisme devrait intégrer les déplacements. C’est très dur de trouver une transversalité là dessus, de faire travailler les gens ensemble. (…) Disons que cette notion qui est dans la loi force les acteurs à se rencontrer entre eux, et derrière il y a des projets qui devraient en sortir. Mais s’il n’y avait pas la loi, sur des territoires aussi larges, ce serait dur… ou ça avancerait beaucoup moins vite. [entretien avec A. Chanal (Adjointe VSE)]’

Chez les techniciens « pères » des deux Plans de Déplacements Urbains de l’agglomération stéphanoise, on trouve également des éléments de discours qui prouvent leur attachement à parvenir, concrètement, à une véritable symbiose entre tissus urbains et réseaux de transport, qui laisse ainsi transparaitre les « héritages » des représentations fonctionnalistes de la ville cohérente. On retrouve ces « professions de foi » chez des techniciens, anciens ou actuels, de l’Agence d’urbanisme, de l’AOTU ou de l’exploitant urbain.

‘C’est mon thème, mon sujet, depuis que je fais des études. Je suis venu de l’urbanisme pour faire du transport. Au départ, je suis urbaniste ; je considère que dans l’urbanisme, ce qui pose le plus de problème, c’est comment on intègre ou pas ces logiques, et ces espaces dédiés à la mobilité, par rapport aux autres espaces. (…) [A la STAS,] je suis venu pour faire de l’aménagement, au sens aménagement de réseau, c’est-à-dire architecture de réseau mais aussi aménagement de l’espace. Je voulais faire de l’urbanisme, à travers les réseaux de déplacements. Je serai un peu de l’école Gabriel Dupuy, pour moi l’urbanisme ça démarre d’abord par les réseaux. Pour moi, ne travailler qu’à un zonage, et puis à la configuration de ces espaces, ça n’est pas de l’urbanisme. L’urbanisme, c’est l’espace. C’est la gestion de la localisation et de la mobilité. [entretien avec P. Moreau (STAS)]’ ‘S’il y a une chose à laquelle je crois au quotidien, c’est bien ça… (…) Moi je pense que là, on est à la croisée d’un certain nombre de constats, qui vont rendre la vie très difficile aux gens dans les 10 à 15 ans qui viennent si on ne les traite pas. Ca c’est clair. Il n’y a d’ailleurs pas que des déterminants financiers. On va entrer dans une ère où aller habiter à 30 km de la ville, à la campagne, ça va obligatoirement être remis en question. (…) Quand je vois les maisons Borloo à 100 000 €, coincées entre un périphérique et une voie ferrée, si on les fait là… Il y a une exigence de qualité de vie, il y a une exigence de services, il y a une exigence de commerces… Je crois qu’on ne peut plus entraîner les gens malgré eux vers cette fuite à l’extérieur ! Sinon, je pense qu’on est coupables… [entretien avec J.G. Dumazeau (SIOTAS)]’

On peut par ailleurs noter, en écho aux tensions entre AOTU et Conseil général de la Loire (cf. section 4.3.4.), que les techniciens du Département sont tout autant imprégnés des enjeux soulevés par les lois des années 1990 que leurs homologues urbanistes d’Epures ou de la Communauté d’agglomération, notamment à propos de l’étalement urbain ou de la mixité sociale :

‘Pour moi, la notion de cohérence, c’est très concret. Ici à la voirie, on gère des permissions de voirie. Quand les gens veulent un accès sur voirie départementale, on donne notre avis. Donc on sait très bien qu’un urbanisme qui développe les demandes d’accès, c’est quelque chose qui impacte. (…) La question c’est de savoir quels espaces on crée. Pour moi la vraie question angoissante sur l’étalement urbain est là. Quelle est la ville qu’on crée ? A force d’accuser la route, on ne pose pas la vraie question. Nous on le voit bien dans les communes. Le nombre d’endroits où l’on se bat, en disant qu’il ne faut pas faire trop d’impasses, de ne pas créer des « camps d’indiens retranchés », où on mettra des miradors à l’entrée… ça socialement, on sait qu’on n’est pas en train de créer de la société, on est en train de créer de l’anti-société. C’est ça la principale question : le type d’espace qu’on crée. [entretien avec A.C. Lieutaud (CG 42 Infra)]’

Ces quelques extraits d’entretiens individuels nous renseignent sur l’état d’esprit des principaux membres de la scène de négociation du PDU stéphanois. Celui-ci n’a pas été lancé par obligation (lancement de la démarche avant le vote de la loi sur l’air), mais a été conçu à l’origine comme le moyen de mettre plusieurs institutions autour d’une même table, afin de dégager un projet consensuel. C’est ce que rappelle Jean-Guy Dumazeau :

‘Je suis intimement persuadé que dans les collectivités, si on ne fait que gérer le quotidien sans donner de vision d’avenir aux gens, outre l’aspect routinier, on est sûrs de ne pas faire grand chose. Moi, je ne vois pas comment travailler sans un minimum de vision d’avenir, pour que les gens arrivent à se resituer dans un cadre qui dépasse leur quotidien. Quand on veut manager un service ou une entité, il faut toujours avoir dix ans d’avance sur ceux qui sont avec vous. [entretien avec J.G. Dumazeau]’

Arrivés au terme de cette première sous-partie, nous pouvons retenir de la scène de négociation du PDU que les acteurs y ont développé plusieurs postures, leur permettant de s’adapter à l’évolution du projet. Scène flexible d’action publique, la démarche stéphanoise permet un réajustement en continu des positionnements, discours et propositions de chaque protagoniste, ce qui pose par conséquent la question du maintien des ambitions initiales de la démarche PDU par rapport à cette flexibilité. Dans cette approche organisationnelle de la cohérence, nous pouvons à présent nous intéresser aux démarches de coopération et de coordination proprement dites, c’est-à-dire à ce que produisent les négociations au sein de la scène PDU.