5.2.1. La coopération : les acteurs locaux au risque de l’interdépendance et de la co-élaboration

Les travaux de Vincent Kaufmann ont montré que pour parvenir à la cohérence territoriale, un groupe d’acteurs doit partager des objectifs communs allant dans le même sens, ce qui passe nécessairement par la coordination de leurs actions au sein des procédures qu’ils mettent en œuvre. Mais cette coordination n’est elle-même envisageable que s’il y a coopération entre les acteurs250. Cette lecture du dispositif menant à la cohérence correspond bien à l’analyse du réseau d’acteurs structuré à l’occasion du PDU. A travers l’exemple de la hiérarchisation des réseaux de voiries, nous allons montrer que l’attitude des acteurs est un élément clé dans ce processus partenarial. Puis nous tenterons de mettre en avant quels facteurs explicatifs peuvent être proposés pour comprendre les réussites et les blocages des tentatives de coopération.

La hiérarchisation des voiries d’un territoire vise à aboutir à un réseau « cohérent », où chaque axe a une fonction claire (écouler du transit, aller d’un secteur à un autre, desservir un village, structurer une commune, relier des quartiers…), donc des caractéristiques d’aménagement adaptées (nombre de voies, vitesse, organisation des carrefours et échanges, insertion urbaine, relations avec les autres modes de transport…). Il s’agit donc d’une vision fonctionnaliste des réseaux viaires, marquée par les héritages intellectuels et idéologiques de la ville automobile du Corbusier, et de la ville cellulaire de C. Buchanan, présentés dans le premier chapitre de cette thèse.

Cette hiérarchisation renvoie à l’imaginaire des urbanistes et des aménageurs, chez qui ces représentations d’une ville cohérente avec un réseau de voirie hiérarchisé demeurent très fortes. Les réseaux viaires de toutes les agglomérations françaises ont été aménagés et développés selon ces principes depuis l’entre deux guerres mondiales, et particulièrement depuis l’essor du réseau autoroutier et des voies rapides urbaines, à partir des années 1960 – 1970. L’agglomération stéphanoise ne fait pas exception à ce panorama national : l’EPIT publiée en 1973 propose ainsi des voies de transit, des dessertes rapides urbaines (pénétrantes et rocades), et des « boulevards industriels », voies structurantes desservant les zones d’emploi principales.

Le Plan de Déplacements Urbains a été l’occasion, pour le SIOTAS et surtout, ensuite, pour Saint-Etienne Métropole, de dépasser la question des transports collectifs pour s’intéresser à l’ensemble des déplacements urbains… et notamment à l’usage quotidien de la voiture individuelle, qui en représente 90 %. La conduite de projet a souhaité étudier de manière partenariale une hiérarchisation des voiries à l’échelle de l’agglomération, à partir d’une méthodologie utilisée par le Grand Lyon dans ses Plans de Déplacements de Secteurs, issus du PDU de 1997.

Des groupes partenariaux ont été mis en place, regroupant l’Agence d’urbanisme, l’autorité organisatrice, les communes et le Conseil général. Jusqu’au lancement du PDU, c’est ce dernier acteur qui détenait la capacité technique et financière sur tout ce qui avait trait aux voiries. Ce sont les services du Conseil général qui avaient développé une vision d’avenir de ce réseau, sur la base de leurs représentations, de leurs projets, de leurs critères ; les autres acteurs – essentiellement les communes, à l’époque – se contentant généralement d’accepter cette vision.

L’étude d’une hiérarchisation initiée par le PDU et basée sur un référentiel différent a entraîné une crise relationnelle entre le Conseil général de la Loire d’une part, un groupe SIOTAS / Saint-Etienne Métropole / STAS / Epures d’autre part. Il apparaît que cette crise a fortement perturbé les attitudes de coopération, et donc les tentatives de coordination entre procédures, au sein de la démarche partenariale initiée par la « scène portail » PDU.

Illustration 65 : La RN 88 dans la traversée de Saint-Etienne.
Illustration 65 : La RN 88 dans la traversée de Saint-Etienne.

Un bon exemple d’axe cumulant des fonctions : trafic national Lyon – Toulouse, axe d’agglomération entre les vallées de l’Ondaine et du Gier, voie structurante pour la ville de Saint-Etienne, et desserte locale de quartiers et de zones commerciales. Un mélange de flux à traiter ?

L’analyse des réunions traitant de la hiérarchisation du réseau de voiries montre nettement que ce sont des incompréhensions qui ont fait naitre des rapports difficiles entre les deux groupes d’acteurs. De nombreux paramètres montrent la différence d’approche : bases méthodologiques, objectifs (améliorer le transit à l’échelle du Département dans un cas, tenir compte de l’environnement urbain d’un axe dans l’autre), finalités politiques opposées (poursuivre les aménagements sur la lancée d’une vision définie de longue date pour le Département ; définir des projets pour montrer la nouvelle logique « urbaine » de l’horizon lointain poursuivi, pour Saint-Etienne Métropole) ; logique d’action (tradition de surreprésentation du rural au Conseil général ; alliance urbaine pour lancer une intercommunalité de projet).

Le nouvel acteur qui s’est saisi de la question, l’autorité organisatrice, a voulu montrer sa nouvelle compétence et sa volonté de prendre un nouveau leadership local sur la thématique, en rompant intellectuellement et relationnellement avec l’ancien chef de file, d’où une nouvelle méthode et de nouveaux projets… souvent contradictoires avec les anciens.

Cette méthodologie nouvelle a dans les faits été peu à peu intégrée dans les schémas de raisonnements de l’ancien leader. En cela, la scène PDU et le projet qu’elle a engendré est donc parvenu à « ouvrir une brèche » dans les représentations ayant structuré la politique ligérienne d’investissements routiers de ces dernières décennies. En contrepartie, la volonté d’impulser un nouveau référentiel pour cette politique de la part des acteurs entrants a contribué durablement à envenimer les relations entre deux acteurs majeurs, dont la coopération est essentielle à la réussite d’un projet de territoire cohérent à l’échelle du sud du Département.

On retrouve dans les entretiens menés pour cette thèse la vision de chaque protagoniste. On conclut, à leur lecture, qu’aucun des deux n’est plus légitime que l’autre. C’est bien la confrontation directe et brutale de deux visions d’un même territoire, de deux logiques d’action publique qui se sont retrouvées face à face. Il semble que seuls le temps et une pédagogie apaisée de la part des deux partenaires, réunis sur une scène connexe, permette à l’avenir la définition de bases méthodologiques non pas unifiées mais à tout le moins convergentes, puis une démarche de coordination entre leurs procédures et leurs visions de l’horizon stratégique.

Voici le témoignage d’une chargée d’études à la Délégation aux Infrastructures du Conseil général de la Loire :

‘Un Conseiller général risque toujours d’être accusé de ne prêter qu’aux riches, et en particulier qu’aux agglos, vis-à-vis du reste du territoire. (…) Donc le Conseil général fait très attention d’accorder autant « d’importance » aux agglos qu’au reste. L’inverse est sans doute vrai aussi. Quand les intercommunalités se créent, elles le font souvent aussi par opposition au Conseil général, en disant « on veut exister ! Si on veut exister, il faut tuer le cordon ombilical ! » Nous, on ressent ça assez fort, c’est assez curieux… C’est quelque chose que j’ai ressenti à travers les services, l’idée que même à travers les services de Saint-Etienne Métropole, il y avait des idées qu’il ne fallait pas dépendre des services du Conseil général en termes de réflexions, et qu’à la limite, si on n’était pas d’accords avec eux, c’était un bon moyen de dire qu’on était libres ! Moi je me dis que c’est plutôt de l’ordre de la crise de croissance, de la maturation… ça va se faire ! (…) Dans les relations entre collègues, on finit par se connaître, on a tous testé quelles étaient nos marges de manœuvre, on a tous occupé l’espace. Nous, on a dit ce qu’on avait à dire, en particulier sur le PDU, sur l’histoire de la hiérarchie du réseau de voiries. On a dit « là, on est concernés, il faut qu’on dise ce qu’on pense ! » Et même si on n’a pas pu le faire autant qu’on voulait avant, il y a un moment où il faut que le Conseil général assume sa responsabilité. Je pense que maintenant, on sait bien tous où on est, et je pense qu’on sait à peu près bien tous, qu’on doit travailler ensemble. Et que ce n’est pas en disant « je suis grand, je suis majeur, je suis vacciné, je n’ai pas besoin de quelqu’un pour me dire ce qu’il faut que je pense ! », que les choses avanceront…
Sur la hiérarchisation, je suis arrivée il y a sept ans… (…) Il y avait eu à ce moment là un partage entre techniciens réel, dans l’idée qu’il y avait un instrument à monter, et que chacun apportait sa valeur. Il n’y avait pas du tout à ce moment là d’enjeu, de rapport de force. (…) Et puis, quand on est arrivés dans l’utilisation du modèle, et dans les résultats, on a senti qu’on n’était plus dans ceux qui étaient identifiés comme pouvant participer à l’analyse des résultats… C’était Saint-Etienne Métropole qui menait son destin. Il posait les questions, il avait les outils pour y répondre, et dans les outils, il y avait éventuellement le Conseil général… Mais on n’était plus dans le noyau dur. Je ne crois pas qu’on n’ait pas voulu y être ! Mais nous on a senti que clairement il fallait positionner le Conseil général comme un partenaire parmi d’autres, et surtout pas lui faire une place privilégiée…  [entretien avec A.C. Lieutaud (CG 42 Infra)]’

A l’opposé, la vision des techniciens de Saint-Etienne Métropole montre la difficulté de co-élaborer une représentation et une méthode d’analyse d’un réseau de voiries à l’échelle de 43 communes :

‘Le Conseil général a été remis à sa place légitime, qui est la leur, et qui n’était pas la même avant qu’il n’y ait une AOT forte sur l’ensemble du territoire. Avec une AO compétente sur les transports mais aussi sur la voirie, sur l’aménagement, forcément, cette structure a pris cette place. Et forcément, a remplacé le Conseil général sur ces missions. Donc effectivement, ils ont perdu la main sur tout ça. (…) Et comme ils n’avaient pas de vision stratégique, qu’ils ne sont pas très nombreux techniquement, et peu outillés politiquement, ils n’étaient pas en capacité de négocier avec nous. Ils pouvaient négocier avec le SIOTAS qui faisait beaucoup d’informel, et qui négociait par petit bout, en réglant les petits problèmes les uns avec les autres. Nous, on a fait stratégie, validation de politique, enjeux, objectifs, actions, dans un cadre qui ne laisse pas de place à ce bidouillage, ce pilotage à vue. Et eux, ils sont resté dans ce pilotage à vue. c’est donc logique qu’ils soient perdus. Et puis derrière, il y a aussi des questions de personnes. Sur la voirie, on n’est pas d’accord sur la hiérarchisation, sur les traversées urbaines. Là, on s’est heurtés avec deux systèmes structurés, avec deux systèmes de hiérarchisation. Notre système était fait pour dialoguer, négocier. Eux, ils sont partis sur la notion de voie structurante. Ce n’est donc pas la même construction. Mais notre outil de dialogue, ils s’en sont emparés, ils l’utilisent pour nous dire qu’ils ne sont pas d’accord. Donc on sait au moins pourquoi on n’est pas d’accord ! [entretien avec S. Liaume (SEM ADT)]’ ‘Bon, le Conseil général n’adhère à rien du tout, le but du jeu c’est qu’il a un plan d’aménagement du réseau de voirie depuis des lustres dans la tête, et qu’il l’applique quoi qu’il arrive ! Tempête du pétrole ou pas, il fera ses voiries ! (…) Il reste qu’on a l’impression qu’ils se gargarisent d’objets techniques, en fait… (…) Ce qui est curieux, c’est la hiérarchie des priorités et les coûts. Quand ils vont recalibrer une voirie qui va à Saint-Hilaire – Cusson – la Valmitte, je n’ai rien contre, mais au bout d’un moment, on se demande si c’est prioritaire… Je ne suis pas anti route. Mais quand on voit ce que coûte la reprise de trois virages, et que l’on nous dit qu’il n’est pas possible de retaper des bretelles d’autoroute ultra dangereuses… [entretien avec L. Meyer (SEM ADT)]’

Le cas de la hiérarchisation du réseau de voiries à l’échelle du périmètre du PDU constitue un exemple révélateur des difficultés que peuvent éprouver deux membres de la scène de négociation pour élaborer une représentation commune, et des modalités d’intervention compatibles entre elles.

Ainsi que l’a montré V. Kaufmann, la coopération est un préalable nécessaire à la coordination des procédures. Nous allons voir à présent que cette coopération se retrouve concrètement confrontée, dans la transcription opérationnelle d’un projet comme celui du PDU, à la difficulté d’harmoniser les cadres d’action de chaque partenaire, même s’ils partagent tous le même horizon stratégique.

Notes
250.

cf. chapitre 2, et Kaufmann, 2003