6.2.1. Les relations entre Saint-Etienne Métropole et le Conseil général, un révélateur des tensions organisationnelles entre acteurs

Depuis les chapitres 3 et 4, nous avons pointé à plusieurs reprises le fait que les relations entre la Communauté d’agglomération et le Conseil général ont constitué la principale pierre d’achoppement au sein de la scène de négociation du Plan de Déplacements Urbains. A l’analyse de celle-ci, il est ressorti que l’on pouvait qualifier le Département « d’acteur satellite », alors que ses compétences en matière de voiries et de transport collectif interurbain auraient pu le placer au cœur même de la « bulle PDU ».

Ces tensions relationnelles et méthodologiques sont surtout perceptibles à partir de l’émergence du nouvel acteur qu’est Saint-Etienne Métropole, alors même que la Communauté d’agglomération cherchait à prendre le leadership sur la thématique, ainsi que le prévoit la législation.

Le Département a abandonné tout intérêt pour les transports urbains à la disparition du Syndicat mixte qui en avait la gestion, fin 1980, alors que se créait le SIOTAS, associant alors 13 communes. Jusqu’à l’adoption du premier PDU par ce syndicat en 2000, les relations antre ces deux institutions sont toujours restées informelles plutôt que contractuelles. La coopération, pour reprendre le terme de V. Kaufmann, s’est limitée à des partenariats ponctuels (aménagement du pôle d’échanges de Bellevue, achat de nouvelles rames de tramway au début des années 1990…)

Ces relations ponctuelles n’ont évidemment pas pu contribuer à l’émergence d’un projet de développement des transports collectifs qui soit partagé par les principales autorités organisatrices de transports, au cours des années 1980. C’est à partir de 2001, lorsque Michel Thiollière est réélu Maire de Saint-Etienne, et que Saint-Etienne Métropole devient une Communauté d’agglomération, donc l’autorité organisatrice des transports urbains, que les relations se tendent entre le nouvel entrant et le « doyen » des acteurs263 locaux.

On peut dénombrer trois faits qui expliquent ces difficultés relationnelles ; la première, d’ordre politique, n’ayant pas contribué à apaiser les deux suivantes, d’ordre technique. En premier lieu, il faut mentionner la rivalité entre le Président du Conseil général, Pascal Clément, et le Maire de Saint-Etienne, par ailleurs Président de la Communauté d’agglomération, Michel Thiollière. S’ils sont tous les deux membres de l’UMP depuis 2002, M. Thiollière est Secrétaire national du Parti radical valoisien, ancienne composante de l’UDF.

En second lieu, le transfert de la compétence « transports urbains » pour les Communes qui n’adhéraient pas au SIOTAS s’est opéré brutalement, en 2001-2002, lors de la transformation de Saint-Etienne Métropole en Communauté d’agglomération. A Saint-Héand et dans la vallée du Gier, trois lignes de cars, dont deux bénéficiant d’une fréquence proche d’un niveau de service « urbain » (les « Cars rouges ») sont ainsi devenues de compétence communautaire, alors que des contrats de délégation de service publics engageaient les transporteurs pour plusieurs années (jusqu’en 2007), et qu’une décision politique émanant du Conseil général stipulait le transfert immédiat de la compétence, sans que les services de Saint-Etienne Métropole aient eu le temps et les moyens d’assumer cette nouvelle charge.

Cette situation peut sembler aujourd’hui anecdotique ; elle a pourtant été mal ressentie à l’époque, par les acteurs techniques bien sûr, mais également par la clientèle, qui s’est retrouvée en quelques temps dépourvue d’abribus, d’informations horaires… et d’interlocuteur. Le même transfert de compétence conflictuel a eu lieu en ce qui concerne les ramassages scolaires, nécessairement nombreux dans les nombreuses communes rurales du Gier et de la Couronne nord-est de Saint-Etienne.

Ces faits témoignent d’un « passage de témoin » conflictuel entre l’acteur « historique » des transports dits interurbains et le nouvel entrant, cherchant une légitimité immédiate sur ses nouvelles compétences, sans disposer du temps et des moyens adaptés à une telle évolution, sur un territoire peu connu par ses services, où aucun des protagonistes (élus, techniciens, population) n’avait encore de repères sur la nouvelle donne institutionnelle. Ces éléments contribuent à prouver que la diffusion de la production de la scène PDU n’a été ni aisée ni linéaire, mais au contraire marquée par des tensions, des conflits, des blocages.

Ces derniers ont atteint leur paroxysme avec, c’est le troisième point de la démonstration, la volonté des membres du « cœur de la bulle PDU », tels que nous les avons définis au chapitre 4, de définir et d’appliquer une « nouvelle » méthodologie de hiérarchisation du réseau de voiries, sur le territoire de Saint-Etienne Métropole.

Influencés par ce qui avait été réalisé dans le cadre du PDU du Sytral et des PDS du Grand Lyon, l’Agence d’urbanisme Epures et Saint-Etienne Métropole ont en effet développé des principes méthodologiques adaptés à l’agglomération stéphanoise, prenant notamment en compte l’insertion urbaine des voies, la préservation des centres-villes du trafic de transit, et la cohérence entre le classement des voiries et les projets de transports collectifs et d’intermodalité.

Cet outil de réflexion sur la structuration d’une trame viaire est handicapé par son approche purement fonctionnaliste, et sa caractéristique de « construction mentale » (une voie que l’on souhaite voir devenir structurante peut correspondre, sur le terrain, à une petite route étroite, mal aménagée et peu jalonnée). Cette faiblesse a été en partie compensée par l’attention portée à l’environnement urbain des voies (quelle vitesse limite ? autorisation ou interdiction du transit ? place accordée aux piétons et vélos ? desserte de zone d’activité, ou bien de secteurs d’habitat ? etc.)

Cette méthode est entrée en conflit direct et frontal avec la vision départementale de la hiérarchisation des voies routières, qui préexistait à l’apparition de Saint-Etienne Métropole et à sa velléité d’acquérir un leadership méthodologique sur ce thème, au détriment du Conseil général. La méthode départementale se base sur l’écoulement du trafic de transit, à l’échelle de la Loire, et sur l’irrigation de tout le territoire au moyen « d’axes structurants », sans tenir compte de l’environnement urbain et de la cohérence avec l’offre de transport collectif. Le traitement des engorgements routiers et des nuisances dues au transit est, dans ce cadre, traitées par la réalisation de rocades et de contournements.

Illustration 68 : Mises côte à côte, les deux méthodes de classification des réseaux de voiries.
Illustration 68 : Mises côte à côte, les deux méthodes de classification des réseaux de voiries.

A gauche, l’exercice réalisé par Epures pour Saint-Etienne Métropole, sur une base méthodologique en provenance du Grand Lyon ; à droite, le même secteur géographique vu par le Département de la Loire. Dans le premier cas, par exemple, la RD 1498 (axe transversal la Fouillouse – Saint-Chamond) est marqué par un classement cherchant à « couper » le trafic de transit est-ouest ; dans le second cas, ce flux est au contraire « encouragé » comme itinéraire d’évitement des voies rapides stéphanoises. Aucune de ces deux visions n’est « meilleure » ou « plus juste », mais elles transcrivent deux conceptions opposées du rôle d’un réseau de voiries…

L’illustration ci-dessus montre visuellement les différences conceptuelles et méthodologiques entre les deux exercices. Au-delà de leur incompatibilité, elles révèlent le différentiel de représentations et de symboles structurant les « imaginaires » et les horizons stratégiques de ces deux acteurs majeurs de la scène locale traitant des déplacements urbains. Ces différences sont le principal indice perceptible de la création, par la scène PDU – mais sous l’impulsion nette de ses membres les plus actifs, d’un nouvel horizon stratégique lointain, basé sur des méthodes et des outils « novateurs », en contradiction avec les pratiques et représentations antérieures. La cristallisation des tensions entre « cœur de la bulle PDU » et « l’acteur satellite » qu’est le Conseil général sur la question d’une vision d’avenir du réseau de voiries démontre pourtant l’utilité de la scène PDU : si aucun « camp » n’a véritablement convaincu l’autre, un dialogue a pourtant été maintenu, chaque acteur ayant les « clés de compréhension » de la posture et des justifications des autres protagonistes.

Sur la différence de posture entre le Conseil général et la Communauté d’agglomération, les entretiens réalisés permettent d’apporter un éclairage qui montre que les difficultés de coordination sont imputables pour une large part à une coopération délicate entre acteurs. Voici, en de larges extraits, la vision du conflit, d’abord vue depuis le service Infrastructure du Conseil général :

‘Quand les intercommunalités se créent, elles le font souvent aussi par opposition au Conseil général, en disant « on veut exister ! Si on veut exister, il faut tuer le cordon ombilical ! » Nous, on ressent ça assez fort, c’est assez curieux… C’est quelque chose que j’ai ressenti à travers les services, l’idée que même à travers les services de Saint-Etienne Métropole, il y avait des idées qu’il ne fallait pas dépendre des services du Conseil général en termes de réflexions, et qu’à la limite, si on n’était pas d’accords avec eux, c’était un bon moyen de dire qu’on était libres ! (…) « Il ne faut pas que Saint-Etienne Métropole ait l’air de dépendre du Conseil général ! (…)
Dans les relations entre collègues, on finit par se connaître, on a tous testé quelles étaient nos marges de manœuvre, on a tous occupé l’espace. Nous, on a dit ce qu’on avait à dire, en particulier sur le PDU, sur l’histoire de la hiérarchie du réseau de voiries. On a dit « là, on est concernés, il faut qu’on dise ce qu’on pense ! » Et même si on n’a pas pu le faire autant qu’on voulait avant, il y a un moment où il faut que la Conseil général assume sa responsabilité. Je pense que maintenant, on sait bien tous où on est, et je pense qu’on sait à peu près bien tous, qu’on doit travailler ensemble. (…) Mais nous avons sentis que clairement il fallait positionner le Conseil général comme un partenaire parmi d’autres, et surtout pas lui faire une place privilégiée… [entretien avec A.C. Lieutaud (CG 42 Infra)]’

Du côté des membres du « cœur » de la scène PDU, Sylvain Liaume confirme quant à lui qu’une transition « musclée » a bien eu lieu entre les deux acteurs, révélant de profondes différences de méthodes et de représentations de l’horizon lointain poursuivi :

‘Le Conseil général a été remis à sa place légitime, qui est la leur, et qui n’était pas la même avant qu’il n’y ait une AOT forte sur l’ensemble du territoire. Avec une AO compétente sur les transports mais aussi sur la voirie, sur l’aménagement, forcément, cette structure a pris cette place. Et forcément, a remplacé le Conseil général sur ces missions. Donc effectivement, ils ont perdu la main sur tout ça. S’est greffé là dessus le transfert des compétences sur les TC, avec des bisbilles politiques avec P. Clément, et ils ont perdu la main parce qu’ils manquaient de compétence là dessus. On l’a bien vu avec le transfert des lignes TC : ils ne pouvaient pas discuter parce qu’ils n’avaient pas d’éléments. Et comme ils n’avaient pas de vision stratégique, qu’ils ne sont pas très nombreux techniquement, et peu outillés politiquement, ils n’étaient pas en capacité de négocier avec nous. Ils pouvaient négocier avec le SIOTAS qui faisait beaucoup d’informel, et qui négociait par petit bout, en réglant les petits problèmes les uns avec les autres. Nous, on a fait stratégie, validation de politique, enjeux, objectifs, actions, dans un cadre qui ne laisse pas de place à ce bidouillage, ce pilotage à vue. Et eux, ils sont resté dans ce pilotage à vue, c’est donc logique qu’ils soient perdus. Et puis derrière, il y a aussi des questions de personnes. Sur la voirie, on n’est pas d’accord sur la hiérarchisation, sur les traversées urbaines. Là, on s’est heurtés avec deux systèmes structurés, avec deux systèmes de hiérarchisation. Notre système était fait pour dialoguer, négocier. Eux, ils sont partis sur la notion de voie structurante. Ce n’est donc pas la même construction. Mais notre outil de dialogue, ils s’en sont emparés, ils l’utilisent pour nous dire qu’ils ne sont pas d’accord. Donc on sait au moins pourquoi on n’est pas d’accord !  [entretien avec S. Liaume (SEM ADT)]’

Depuis la période d’étude du PDU, les réunions d’élaboration des différents PDS ont à nouveau été l’occasion de confrontations entre ces deux représentations théoriques, fonctionnalistes, d’un même réseau de voiries. Depuis 2006, l’élaboration du SCOT Sud Loire et la mise en chantier d’un « Schéma Global des Déplacements » (sorte de « mini PDU » volontaire et non prescriptif) pour la Communauté d’agglomération Loire Forez ont chacune occasionné de nouvelles confrontations entre ces deux méthodes, l’Agence d’urbanisme ayant proposé de poursuivre l’utilisation de la méthode développée dans le cadre du PDU stéphanois.

On peut donc retenir de ce premier éclairage sur les difficiles relations institutionnelles et techniciennes entre Saint-Etienne Métropole et le Conseil général, que celles-ci dénotent la rupture méthodologique et politique que constitue la création de la Communauté d’agglomération et la révision du PDU, tous deux engendrés par les lois de la fin des années 1990. En quelques mois, le leadership local sur les déplacements échappe au Département, au profit d’élus et de techniciens avides de légitimité et de visibilité de leur action. Cette période marque également la transition de rapports interinstitutionnels ponctuels et peu médiatisés, vers l’émergence d’un « proto-gouvernement d’agglomération » plus encadré méthodologiquement, où les rapports de force sont également plus visibles.

Pour autant, la lutte méthodologique entre services techniques sur la définition de voiries hiérarchisées, ou bien la concurrence d’influence politique et financière sur l’organisation de la desserte en transports collectifs interurbain et périurbain, dénote aussi l’échec du noyau central d’acteurs investis dans le projet PDU, d’intégrer le Conseil général dans ses « filets » méthodologiques, financiers et politiques. Cet échec a amoindri, dès la validation du document PDU final, la possibilité de faire vivre la démarche pendant une décennie auprès de l’ensemble des acteurs locaux concernés par les champs des déplacements urbains et de l’urbanisme.

Notes
263.

Le Conseil général étant une institution issue de la Révolution française (loi du 22 décembre 1789 instituant les assemblées départementales).