Conclusion générale

La cohérence entre urbanisme et déplacements est une notion qui a beaucoup été mobilisée dans la pensée urbanistique française, des utopistes du XIXe siècle aux chercheurs contemporains travaillant sur la ville contemporaine dans une approche pluridisciplinaire.

Dans le même temps, cette notion a toujours été signifiante dans les pratiques opérationnelles de l’urbanisme, en structurant fortement les représentations des élus, praticiens, habitants. Lorsque l’on parle de Ville, on imagine encore un ensemble délimité, structuré, organisé, et desservi par plusieurs réseaux de transport.

Cette représentation idéalisée de la Ville ne correspond pourtant plus à la réalité du fait urbain contemporain, ni à son fonctionnement. Le mode de vie urbain s’est en effet affranchi de la compacité, de la densité et de la contiguïté de la Ville ancienne. Ce fait, loin d’être récent, caractérise les agglomérations françaises et européennes depuis la démocratisation de l’habitat individuel et de la possession d’automobile, dans un contexte d’amélioration de la solvabilité d’une majorité de la population au regard de ces projets d’acquisition, symboles de réussite sociale dans nos sociétés capitalistes contemporaines marquées par une frénésie de « consommation de masse. »

Dès lors un malentendu conceptuel et méthodologique n’a pu que s’amplifier depuis les années 1970 au sujet de la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements.

En premier lieu, la législation française et les méthodologies d’urbanisme n’ont eu de cesse de revendiquer l’objectif politique d’une cohérence entre formes urbaines, modes de vie et mobilités quotidiennes. En second lieu, les théoriciens de l’urbanisme ont creusé un sillon fonctionnaliste à base de zonage des sols, de spécialisation socio-économique des territoires, d’habitat collectif répétitif, d’équipements et de réseaux de transport calibrés en fonction de représentations des besoins d’un « urbain moyen », dont l’archétype décharné n’est autre que le « Modulor » du Corbusier. En troisième lieu enfin, notre civilisation occidentale contemporaine s’est caractérisée, dans la même temporalité, par une individualisation forcenée des modes de vie et des préoccupations quotidiennes, l’explosion des loisirs et la réduction du temps de travail, la disjonction spatiale entre lieux de résidence, de travail, de consommation et de loisirs, au prix d’un allongement sans précédent des distances parcourues quotidiennement par chaque « urbain », selon une logique « d’archipel » bien décrite par François Ascher.

Les représentations liées à la cohérence entre urbanisme et déplacements sont donc fortes, mais elles concourent sans doute davantage à déstructurer la notion qu’à mieux la définir. Dans une démarche de curiosité intellectuelle sur les dynamiques urbaines contemporaines et de recherche sur les concepts et notions qui les influencent et les représentent, il est donc heuristique de se pencher sur la récente injonction de cohérence que contient la loi Solidarité et Renouvellement Urbains.

Cette thèse a été le « prétexte » à tenter de requestionner les fondements de la notion et les représentations qui structurent les imaginaires des théoriciens et des praticiens de l’urbanisme, sans négliger ce qui en ressort en direction des citoyens et de leurs représentants élus dans les différentes institutions qui structurent notre système politique.

Le premier chapitre a ainsi été consacré à adopter une vision large des influences qui marquent la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements. Nous avons ainsi pu rappeler les racines progressistes et fonctionnalistes de la cohérence, qui ont fortement contribué à ancrer celle-ci comme l’un des mots d’ordre permettant d’aboutir à la Ville idéale, ultime, aboutissement de l’histoire de la Ville et de l’urbanisme en tant que discipline à prétention scientifique : en proposant différentes utopies urbaines à la cohérence spatiale et fonctionnelle parfaite, les idéologues progressistes qui ont fondé l’urbanisme ont en même temps enfermé la notion dans un carcan bien étroit, situation qui apparaît au grand jour avec les tentatives successives – car peu efficientes sur le terrain – qui jalonnent la législation française sur la planification urbaine.

La cohérence a ainsi dû dépasser, laborieusement, les différentes tentatives fonctionnalistes d’envisager l’avenir de la Ville, avant d’être réutilisée comme mot d’ordre politique en haut des agendas nationaux et locaux, cette fois-ci dans une optique plus globale, plus politique et moins spatiale.

Initié avec la loi sur l’air de 1996, qui replace l’injonction de cohérence dans une démarche environnementaliste, le vaste mouvement intellectuel de dépassement du fonctionnalisme trouve une apogée – provisoire ? – dans la promulgation de la loi Solidarité et Renouvellement Urbains, qui entend faire évoluer en profondeur les outils, méthodes et mots d’ordre qui régissent, au plan local, les pratiques de planification urbaine et de définition de projets de territoire.

Faire, conceptuellement et méthodologiquement, « du neuf avec du vieux », telle a été, au début des années 2000, la gageure de la loi SRU. Pourtant nous avons tenté de montrer, dans le chapitre 2, que l’on ne peut entendre cette injonction de cohérence entre urbanisme et déplacements, en conservant les représentations et héritages de la période précédente. Même si, sur le terrain, la loi attend une « cohérence de résultat », transcrivant spatialement une bonne adéquation – qui reste, et pour cause, à définir avec précision ! – entre localisations, fonctions urbaines et réseaux de transport, « l’ère SRU » pose une acception politique de la cohérence : il s’agit désormais avant tout, pour un milieu local d’acteurs – que l’on sait fragmenté, peu hiérarchisé et mal organisé depuis la décentralisation engagée dans les années 1980 – d’organiser leurs interrelations, et de définir un « horizon stratégique » commun, ou à tout le moins convergeant, permettant de définir un projet de territoire partagé, où les réalisations soient « mises en cohérences » entre elles.

C’est en ce sens que nous avons opté, dès le début de cette thèse, pour une recherche sur la mise en cohérence des politiques d’urbanisme et de déplacements, plutôt qu’à continuer à se référer à la cohérence « réelle », sur le terrain, entre formes urbaines et réseaux de transport, ce qui nous renverrait immanquablement vers les chimères fonctionnalistes qui structurent encore l’Urbanisme.

Ce constat en forme de « profession de foi » de ce que l’urbanisme peut survivre aux utopies progressistes fondatrices et à l’idéologie fonctionnaliste ne demande pourtant pas de « jeter le bébé » – la réflexion sur les formes urbaines, les modes de vie et de déplacement quotidien avant leur mise en œuvre opérationnelle, qui est l’essence même de l’Urbanisme – « avec l’eau du bain » que constituent les acceptions héritées de la cohérence entre urbanisme et déplacements. En témoignent ainsi les tentatives contemporaines, telle celle de David Mangin sur la « ville franchisée » de définir des grilles de lecture urbanistiques et des modèles de développement ayant « digéré » à la fois l’ère fonctionnaliste et les tentations libérales d’abandonner les dynamiques urbaines au chaos et/ou au marché économique.

Nous avons émis, à l’ouverture de cette thèse, l’hypothèse que l’injonction contemporaine de cohérence entre urbanisme et déplacements, était à entendre comme un appel à créer, à partir de l’échelle intercommunale, des conventions d’organisation.

Pour tester cette hypothèse, il a été nécessaire de s’intéresser à un terrain d’étude qui puisse être analysé avec suffisamment de précision pour en dégager les modalités de réponse à l’injonction nationale de cohérence entre urbanisme et déplacements, et la manière dont les acteurs ont pris part à la scène de négociation créée.

Le choix de l’agglomération stéphanoise, présentée en détail dans le chapitre 3, a présenté les particularités d’un milieu local longtemps dépourvu de coopération intercommunale et de planification urbaine stratégique, et dont la ville-centre, qui a connu un développement aussi fulgurant aux XVIIIe et XIXe siècles que l’a été la crise socio-économique qui l’a ébranlée à partir des années 1970, a connu une forme de cohérence spatiale remarquable entre localisations, formes urbaines et mobilité quotidienne lors de la révolution industrielle.

Après la présentation détaillée du contexte géographique, historique et socio-économique de notre terrain de recherche, nous avons ainsi pu nous focaliser, dans le chapitre 4, sur l’étude des évolutions du réseau local d’acteur mobilisé à l’occasion du Plan de Déplacements Urbains volontaire lancé en 1995 / 1996, puis de sa révision pour mise en conformité avec la loi SRU entre 2002 et 2004.

Le premier résultat de cette recherche est d’avoir validé notre hypothèse principale : l’étude d’un PDU, sa révision et sa mise en œuvre ont bien engendré, dans l’agglomération stéphanoise, la création d’une convention d’organisation, structurant des acteurs, des initiatives, des projets et des horizons stratégiques dans une démarche commune, autour d’un référentiel faisant globalement consensus – à quelques exceptions notables prés, que nous avons pointé dans cette thèse (interconnexion entre réseaux de transports collectifs urbains et ferroviaires, définition de méthodes de hiérarchisation des réseaux de voiries…)

En second lieu, nous avons pu établir une classification des positionnements des acteurs au sein de la scène de négociation. Loin d’être homogène, cette coalition se révèle à l’étude être structurée en plusieurs degrés de coopération entre acteurs, selon les stratégies, les opportunités et les représentations de chacun de ses membres.

Ces rationalités et ces comportements différents ont pu être isolés par l’intermédiaire d’une observation participative directe dans le processus d’étude du PDU, complétée par des entretiens individuels avec ses principaux membres, en basant l’analyse sur la grille de lecture définie par Vincent Kaufmann en 2003, qui appréhende la cohérence à partir des facteurs qui influencent les attitudes de coopération au sein d’une scène locale de négociation (valeurs individuelles et collectives, organisations institutionnelles, caractéristiques du terrain d’étude, etc.)

Cette observation in situ du fonctionnement de la coalition de projet formée à l’occasion du PDU stéphanois et de sa révision SRU a permis de conclure que celle-ci n’a pas réussi, à l’heure actuelle (2007), à se stabiliser de manière durable, c’est-à-dire à se transformer en véritable régime d’action, qui puisse dépasser la forte fragmentation de l’action publique dans la région stéphanoise.

Cette impossible stabilisation révèle, d’une part, le trop faible portage politique, dans la durée, des démarches de projet impulsée, à l’origine, par la « technostructure » locale, et d’autre part, la fragilité de cette coalition, déjà ébranlée par des renouvellements de personnes au sein de la « sphère technique », alors même que se profilent à l’horizon des élections municipales, donc une remise en cause des équilibres, majorités et leaderships politiques.

Notre troisième résultat de recherche est la vérification de notre hypothèse complémentaire, présentée en introduction et traitée au chapitre 5 : à la suite de notre travail de terrain, il est possible d’affirmer que la définition d’un horizon stratégique « lointain » et commun à un large groupe d’acteurs locaux facilite, à plus court terme, la préhension d’opportunités politiques et techniques compatibles avec le projet global « ultime ». Par l’intermédiaire, principalement, des Plans de Déplacements de Secteur, une légitimité a pu être dégagée collectivement sur des projets de parcs relais de proximité aux terminus de lignes de bus (pourtant pas envisagés dans le projet global PDU), de réaménagement de voiries « structurantes » ou sur la mise en place de prolongements et de créations de lignes de bus.

Si des blocages sur l’horizon stratégique peuvent être observés (cas des méthodes de hiérarchisation des voiries différentes entre Saint-Etienne Métropole et le Conseil général de la Loire), le PDU stéphanois a ainsi permis de placer collectivement un groupe d’acteurs dans une logique de projet et une démarche partenariale (qui ne préexistaient guère à Saint-Etienne, ainsi que l’a montré le troisième chapitre).

La reprise de l’échangeur de Firminy – centre sur la RN88, consécutif à l’aménagement de la gare de Firminy en pôle d’échanges multimodal, lui-même conséquence de l’électrification et de la modernisation de la voie ferrée de la vallée de l’Ondaine, souhaitée initialement par le SIOTAS et financée par le Contrat de plan Etat – Région, est un exemple intéressant d’emboitement d’échelles et de temporalités et de légitimation de sous-projets par un horizon stratégique beaucoup plus ambitieux (qui d’ailleurs est très loin d’être atteint, puisqu’il prévoit une interconnexion tram-train entre Firminy et la Grand rue de Saint-Etienne !)

Cet exemple précis nous a révélé que la cohérence contemporaine entre urbanisme et déplacements est davantage présente dans cette (ré)organisation des acteurs au sein d’une démarche unifiée, et dans l’emboitement d’actions coordonnées, que dans des projets globaux envisageant, sur plan, une belle mais vaine cohérence spatiale à petite échelle (au sens géographique, c’est-à-dire à l’échelle d’une agglomération, d’une région urbaine toute entière.)

On peut ainsi conclure que la production d’une convention d’organisation par la démarche PDU n’a pas entravé, dans le cas de l’agglomération stéphanoise, celle d’une convention d’action, qui engage les partenaires institutionnels à agir concrètement dans le sens du projet global qui a été validé politiquement.

Bien évidemment, cette convention d’action ne se déroule pas, au quotidien, dans l’optimisme béat et le désintéressement stratégique et politique, que pouvait sous-tendre l’acception spatiale traditionnelle de la cohérence entre urbanisme et déplacements. Le partage d’un référentiel, l’élargissement du réseau d’acteurs, les interférences électorales et financières, sont autant de freins et d’obstacles entravant la mise en œuvre du projet collectif défini pour répondre à l’horizon stratégique retenu.

Alors, certes, le terrain stéphanois montre que les référentiels d’action mobilisés dans le cadre du PDU et de ses scènes connexes n’ont que peu évolués, par rapport au « champ des possibles » ouvert par les lois de la fin des années 1990 (approche environnementaliste, développement durable, mixités sociale et fonctionnelle, nouvelles solidarités territoriales, etc.)

En d’autres termes, l’horizon stratégique dégagé par la coalition d’acteurs s’est concentré sur les actions (transports alternatifs à la voiture) et les lieux (zones d’urbanisations anciennes et centrales) jugés prioritaires, dans une logique générale de « discrimination positive » de l’action publique plutôt que d’un réel basculement conceptuel, méthodologique et politique en faveur de nouveaux paradigmes et de modèles de développement urbains, tels ceux médiatisés par David Mangin.

De là viennent, notamment, des impasses intellectuelles et politiques, plus ou moins assumées au demeurant, nées de ce choix : on peut citer le « tabou local » que constitue le projet A45, projet tout à fait recevable par certaines justifications politiques, mais en porte-à-faux avec le reste du discours développé dans la démarche PDU.

Aussi peut-on nuancer, sans le remettre en cause, le constat opéré par Jean-Marc Offner sur le « bilan en demi-teinte » de la relance des PDU dans la seconde moitié des années 1990. Et encore cette nuance tient-elle à un terrain d’analyse « spécifique », dépourvu de tradition d’intercommunalité et de logique de projet.

C’est la première ouverture que peut proposer cette thèse : le choix de concentrer l’analyse sur un seul terrain (en s’autorisant toutefois des incursions dans les démarches du voisin lyonnais) ne permet pas de généraliser directement nos résultats de recherche. Si certains travaux ont déjà exploré d’autres terrains, il nous semble pourtant souhaitable de pouvoir appeler d’autres approches fines des restructurations des réseaux d’acteurs liées aux lois des années 1990 / 2000.

Le dernier enseignement de cette thèse, et pas le moins important, est que la nouvelle acception de la cohérence entre urbanisme et déplacements, et le « devoir d’invention et de coordination » qu’elle demande aux acteurs locaux, pose avec acuité la question du besoin de stabilité, de continuité, de persévérance de l’action publique consacrée à la recherche de cohérence. Passé le temps fort que constitue l’étude et la validation du document PDU, le projet global, porteur de l’horizon stratégique, et sa mise en œuvre concrète, doivent vivre, c’est-à-dire s’entretenir, s’adapter, et rester en haut de l’agenda.

Notre sixième chapitre a pointé les multiples possibilités de perdre les acquis méthodologiques d’une animation partenariale d’un réseau local autour d’un horizon commun, passé la réalisation de quelque « grand projet – solution ». L’enjeu est pourtant important : prévu pour une décennie, un PDU n’a de sens que s’il permet de maintenir, dans la durée, le volontarisme politique, financier et technique nécessaire au projet validé et, plus globalement, à la poursuite de l’horizon stratégique lointain, c’est-à-dire à stabiliser la coalition de projet en régime d’action.

Dans le cas de Saint-Etienne, ce premier enjeu se double d’une nécessaire « montée en généralité » : il s’agit de considérer les déplacements urbains comme un « cheval de Troie » sectoriel, porte d’entrée vers une véritable démarche de projet de territoire à l’échelle du Sud Loire.

Dans un cas comme dans l’autre, il apparaît aujourd’hui que les responsables politiques et techniques en place dans l’agglomération stéphanoise sont « au milieu du gué » : les nécessaires réponses à la loi ont été validées (PDU…) ou sont en voie de l’être (SCOT) ; les « carottes financières » étatiques ont nettement diminué ou disparu ; de grands projets – solutions ont été menés à terme. Comment rebondir et poursuivre le sursaut amorcé, de manière sectorielle mais salvatrice, par le SIOTAS en 1995 ? Telle est la question qui est posée aujourd’hui aux structures institutionnelles de Saint-Etienne et de sa région.

Quelle que soit la réponse qui y sera apportée dans les années à venir, elle méritera d’être à nouveau saisie par la recherche urbaine. La région stéphanoise a encore beaucoup à nous apprendre, et la mutation de la notion de cohérence entre urbanisme et déplacements n’est, de toute évidence, pas encore achevée.