2.1.1.2. Autres dimensions sensorielles et paradigme intermodal

Les expériences présentées dans la section précédente portaient principalement sur la dimension visuelle des objets. Nous allons maintenant nous intéresser à diverses études qui mettent en évidence l’importance d’autres modalités sensorielles, soit dans des paradigmes incluant une seule modalité (e.g., auditive pour Chiu ; 2000), soit dans des paradigmes dits intermodaux incluant au moins deux modalités (e.g., Pecher et al. 2003 ; 2004).

En ce qui concerne la dimension auditive, alors que Stuart et Jones (1995) ont affirmé que l’identification des sons environnementaux passe par des unités sonores abstraites, Chiu (2000), à travers quatre expériences utilisant un paradigme d’amorçage de répétition, a montré le contraire. Dans une des quatre expériences, après une phase d’encodage, la tâche du sujet en phase test était soit une identification du son, soit un rappel explicite du nom du son. Les sons en phase test étaient soit identiques aux sons de la phase d’encodage, soit correspondaient à un exemplaire différent du son original mais avec le même nom, soit un son non étudié. Les résultats montrent un effet d’amorçage plus important lorsque le son est identique par rapport aux deux autres conditions. Quand on change d’exemplaire entre la phase d’encodage et la phase test, l’amorçage est moindre. Ainsi, une différence perceptuelle suffit à faire diminuer l’amorçage. Ces résultats vont contre l’idée que l’amorçage perceptif pour les sons environnementaux est géré par des représentations purement abstraites. Chiu en a conclu qu’il existe probablement un système de mémoire qui stocke chaque épisode comme une trace séparée dans laquelle la facilité du retraitement d’une cible-son dépend du chevauchement des traits communs entre la cible et une autre trace en mémoire (voir aussi Goldinger, 1996 ; Graf et Ryan, 1990).

Pecher, Zeelenberg et Barsalou (2003) ont voulu tester l’influence des changements de modalité d’une propriété à l’autre. La tâche utilisée dans cette expérience était une tâche de vérification de propriété dans les six modalités sensorielles (par exemple « bruyant/mixeur » pour la modalité auditive). Deux essais consécutifs pouvaient vérifier des propriétés soit dans la même modalité, soit dans des modalités différentes. Les auteurs faisaient alors l’hypothèse que, lorsque la modalité changeait entre deux essais, le temps de vérification allait être plus lent par rapport à la condition où l’on ne changeait pas de modalité, de la même façon que cela a été observé au niveau perceptif (Spence, Nicholls et Driver, 2000). En effet, si les connaissances conceptuelles émergent de connaissances sensorielles et motrices, les phénomènes observés pour les processus perceptuels devraient exister aussi pour les processus conceptuels. Les résultats obtenus par Pecher et al. (2003) ont confirmé leur hypothèse : les sujets sont plus rapides pour vérifier « bruyant-mixeur » après « bruissement-feuilles » (même modalité) qu’après « tarte-airelles » (modalité différente).

Dans une expérience similaire réalisée en 2004, Pecher, Zeelenberg et Barsalou, ont testé si les représentations sont affectées par des expériences récentes avec le concept mais impliquant des modalités identiques ou différentes. Un concept (« pomme » par exemple) était présenté deux fois dans une tâche de vérification de propriété avec une propriété différente pour chaque essai. Les deux propriétés impliquaient soit la même modalité sensorielle (« vert », « brillant » pour la modalité visuelle) ou des modalités différentes (« âpre » et « brillante », respectivement pour goût et vision). Entre ces deux essais, le participant réalisait un grand nombre d’autres essais. Il s’est avéré que les temps de vérification et les taux d’erreur pour la seconde présentation étaient plus élevés si les propriétés étaient de modalités différentes par rapport à la condition où elles impliquaient la même modalité sensorielle. Ces résultats suggèrent que, face à la première vérification, le participant a activé, de façon automatique les connaissances sensorielles spécifiques à la modalité de la propriété à vérifier. Si lors de la deuxième vérification, pour le même concept, la modalité est la même, les connaissances sensorielles par rapport à cette modalité sont encore disponibles et donc le temps de vérification est plus rapide.

Pecher et al. ne sont pas les seuls à s’être intéressés aux dimensions sensorielles des connaissances dans des paradigmes intermodaux. En effet, Jacoby et ses collaborateurs (1983, 1987) avaient déjà montré l’importance des propriétés perceptives grâce à des travaux sur l’amorçage. En effet, ils ont démontré que l’amorçage de répétition est fortement dépendant de la similarité entre l’épisode d’amorçage et l’épisode de récupération. Des changements de surface entre l’amorce et la cible (format des lettres) ainsi que des changements de modalité sensorielle réduisent les effets d’amorçage.

Il apparaît que, contrairement à l’importante littérature sur la dimension visuelle, il n’existe que très peu de travaux relatifs aux autres dimensions sensorielles, notamment la dimension auditive. Aussi, un des objectifs de cette thèse est de montrer l’importance de la dimension auditive dans le codage des connaissances en mémoire à long terme. Nous utiliserons pour cela un paradigme qui a encore été très peu utilisé, le paradigme d’amorçage intermodal, auditif/visuel. Deux versions de ce paradigme seront élaborées : a) une version permettant d’observer l’amorçage à court terme, afin de montrer le rôle des activations intersensorielles dans l’accès aux connaissances (nous reviendrons dans le chapitre 3 sur le mécanisme d’activations multimodales) ; b) une version permettant d’observer l’amorçage intermodal à long terme, afin de démontrer d’une manière encore plus évidente le caractère sensoriel des traits mnésiques. À notre connaissance, il n’existe pas dans la littérature de travaux mettant en évidence de l’amorçage intermodal à long terme.