Existence d’un amorçage visuo-moteur

Craighero et al. (1998) ont mis en place deux expériences afin d’explorer la possibilité d’un amorçage visuo-moteur. Les participants étaient informés qu’ils devaient fixer une croix sur l’écran et répondre quand la croix changeait de couleur (« go » signal), en saisissant un des objets avec leur main droite. Les sujets connaissaient à l’avance la nature de l’objet qu’ils devaient saisir, ainsi que la réponse motrice appropriée. 100 msec avant, simultanément ou 100 msec après le « go » signal, une image en deux dimensions d’un objet (l’amorce) était présentée centrée autour du point de fixation. L’amorce était soit congruente (représentation de l’objet à saisir), soit non congruente (représentation d’un autre objet), soit neutre (aucune amorce ou elle ne représente pas un objet à saisir).

Les résultats montrent que, dans la condition « congruente », les temps de réponse pour initier le mouvement de préhension sont plus faibles par rapport aux deux autres conditions. Ainsi, la présentation d’un objet a activé les représentations motrices et donc a rendu plus rapide la réponse ultérieure.

Toujours sur la possibilité qu’une image puisse interférer avec une action, Craighero et al. (2002)ont testé si la préparation motrice pour prendre un objet différemment orienté influence la réponse à des images de main. Leur hypothèse est la suivante : les temps de réponse seront plus courts si l’image de la main à traiter est congruente avec la forme de la main en fin de préhension. Les résultats ont confirmé cette hypothèse. Les auteurs concluent sur l’existence d’un lien important entre l’activité motrice et la perception visuelle.

Ces deux expériences de Craighero montrent la possibilité d’un amorçage visuo-moteur : la présentation d’une image peut faciliter une action si l’objet présenté sur l’image implique la même action que celle à réaliser ensuite. Ces résultats ont été ensuite confirmés par de nombreux travaux et notamment ceux de Castiello et al. (2002) ou encore Edwards, Humphreys et Castiello (2003)

Tucker et Ellis se sont eux aussi intéressés, à travers de nombreux travaux, à la composante motrice des connaissances. Tucker et Ellis (1998) ont montré par exemple, à travers trois expériences, que voir des objets active automatiquement les composantes de l’action qu’ils impliquent de par leur position, leur forme, leur taille et leur orientation. Dans une première expérience, les stimuli utilisés étaient des images d’objets qui étaient soit à l’endroit, soit à l’envers et qui étaient orientés vers la droite ou vers la gauche (impliquant ainsi la main droite ou la main gauche pour leur préhension).

Figure 14 : Exemple de stimuli utilisés - Tucker et Ellis (1998)
Figure 14 : Exemple de stimuli utilisés - Tucker et Ellis (1998)

La tâche des participants était de juger si les objets étaient à l’endroit ou à l’envers. Les résultats obtenus montrent que les temps de réponse sont plus courts lorsque la main pour répondre correspond à celle impliquée par l’orientation (droite ou gauche) de l’objet. Ainsi, l’observation d’un objet active des composantes motrices qui facilitent la réponse du sujet lorsque le geste impliqué par la réponse est congruent avec les activations motrices.

Ellis et Tucker (2000) se sont également intéressés à l’influence de l’activation de représentations motrices à partir d’un stimulus visuel sur le traitement d’un stimulus auditif. Dans la première expérience, les participants devaient identifier la hauteur d’un son en utilisant un dispositif de réponse (cf. Figure suivante) avec le pouce et l’index ou de préhension avec l’ensemble de la main.

Figure 15 : Dispositifs utilisés par les participants pour réaliser la tâche - Ellis et Tucker (2000)

Chaque son était précédé de l’image d’un objet impliquant lui-même, soit une préhension fine (avec pouce et index), soit une préhension plus globale avec l’ensemble de la main. Les images étaient présentées pendant 700 msec avec une consigne de mémorisation en vue d’une reconnaissance ultérieure. Les auteurs ont obtenu un effet de congruence entre le type de préhension impliqué par l’objet et le type de réponse au son. L’expérience a confirmé cet effet de congruence sur un mouvement de rotation droite/gauche du poignet.

Enfin, Tucker et Ellis en 2004 ont confirmé, à travers trois expériences, qu’un objet visuel amorce l’action qu’il implique. Dans leur première expérience, la moitié des images utilisées représentait des objets naturels (fruit, aliment) et l’autre moitié des objets manufacturés. Pour chaque catégorie, la moitié impliquait un geste précis (petit objet : noix ou cerise pour la catégorie « objets naturels » ; clé ou taille-crayon pour la catégorie « objets manufacturés ») et l’autre moitié nécessitait un geste plus globale (grand objet : concombre ou poireau pour la catégorie « objets naturels » et bouteille ou brosse pour la catégorie « objets manufacturés »)

Figure 16 : Exemple d’un essai masqué et d’un essai non masqué dans l’expérience 1
Figure 16 : Exemple d’un essai masqué et d’un essai non masqué dans l’expérience 1

La tâche à réaliser était une tâche de catégorisation en termes d’objets naturels – objets manufacturés. Les participants donnaient leur réponse grâce au dispositif déjà utilisé par Ellis et Tucker (2000), un dispositif de réponse impliquant un geste de précision (pouce – index) et un autre impliquant un geste plus globale (cf. Figure 15). Les résultats obtenus montrent que la composante motrice est activée par la présentation d’un objet (masqué ou non comme présenté sur la Figure 16) et facilite ensuite la réponse du sujet lorsque celle-ci est compatible avec le geste impliqué par l’objet présenté. La seconde expérience a montré que même une image dégradée (image pour laquelle le contraste a été diminué) engendre un phénomène d’amorçage. Enfin, dans une troisième expérience, les auteurs ont observé les mêmes effets d’amorçage en utilisant les noms des objets à la place des images.

Derbyshire et al. (2006) ont mené trois expériences pour approfondir les résultats obtenus par Hommel (2002) et Tucker et Ellis (1998, 2004) en s’intéressant plus particulièrement à la distinction entre deux types de préhension (préhension puissante et globale et préhension de précision) ainsi qu’à l’orientation d’un objet à prendre avec une main particulière. Dans une première expérience, les sujets voyaient 4 objets avec la consigne de catégoriser un des objets en tant qu’objet manufacturé ou objet naturel. L’objet à catégoriser était désigné par l’apparition à l’écran d’une flèche le pointant. Ces objets étaient compatibles soit avec une préhension globale impliquant toute la main (marteau ou banane), soit avec une préhension de précision impliquant le pouce et l’index (clé ou cacahuète). La réponse était donnée à l’aide de deux boutons, l’un nécessitant un geste de préhension globale de la main et l’autre impliquant un geste de précision impliquant le pouce et l’index.

Figure 17 : Dispositifs de réponse
Figure 17 : Dispositifs de réponse

Les résultats révèlent un effet de congruence entre la préhension nécessaire à la réponse et la préhension suggérée par l’objet à traiter. Ces résultats sont en accord avec les effets de « micro-affordance » obtenus par Ellis et Tucker (2000). Une seconde expérience a montré que les mêmes résultats sont obtenus que les objets soient vus ou imaginés. Enfin, dans une troisième expérience, proche de celle de Tucker et Ellis, mettant en jeu des ustensiles de cuisine et des outils orientés pour être compatibles avec une préhension soit de la main droite, soit de la main gauche, Derbyshire a obtenu des résultats contraires à ceux de Tucker et Ellis en 1998, c’est-à-dire aucun effet de compatibilité entre l’orientation de l’objet et la main utilisée pour répondre.

  • Importance de la similarité des dimensions motrices entre une amorce et une cible

Dans une expérience n’utilisant pas l’imagerie motrice, Myung, Blumstein et Sedivy (2006) ont présenté, dans une première expérience, des paires d’amorce-cible auditivement. La tâche du sujet était une décision lexicale sur le mot-cible. Les résultats montrent qu’il est plus rapide de traiter « machine à écrire » après « piano » qu’après « couverture » ; ceci suggère que les réponses des participants sont plus rapides quand l’amorce et la cible impliquent une certaine similarité motrice.

Dans une seconde expérience, Myung et al. ont utilisé le paradigme de « eye tracking » dans lequel les mouvements oculaires sont mesurés. Sur l’écran d’ordinateur, quatre images étaient présentées, une dans chaque coin de l’écran. Les participants entendaient un son-cible et devaient toucher la cible le plus rapidement possible.

Figure 18 : Exemple de stimuli utilisés par Myung (2006 - expérience 2)
Figure 18 : Exemple de stimuli utilisés par Myung (2006 - expérience 2)

Les résultats ont montré que lorsque les participants entendent une cible telle que « piano », ils regardent plus souvent « machine à écrire » que d’autres objets non reliés. Ainsi, ces deux expériences ont montré que, face à un stimulus, les traits moteurs sont activés de façon automatique et que cette activation va faciliter le traitement d’une cible même sémantiquement différente si les traits moteurs sont proches. En effet, la première expérience a mis en évidence un amorçage facilitateur sur la base d’une similitude motrice et la deuxième expérience a montré une tendance à fixer les objets qui impliquent les mêmes traits moteurs concernant la manipulation. Ainsi, il existerait une relation étroite entre la perception et les connaissances conceptuelles.

Helbig, Graf et Kiefer (2006) ont montré que simuler une action facilite la reconnaissance de l’objet pour lequel l’action correspond. Par exemple, deux objets sont présentés séquentiellement, un en amorce et l’autre en cible. Ces deux objets pouvaient être associés à la même action (condition congruente) ou à une action différente (condition non congruente).

Figure 19 : Exemples de paires d'objets impliquant des actions congruentes ou non congruentes
Figure 19 : Exemples de paires d'objets impliquant des actions congruentes ou non congruentes

La tâche des sujets était de nommer chacun des deux objets présentés pour chacun des essais. Les résultats montrent que les sujets dénomment mieux (pourcentage de bonnes réponses plus important) lorsque les deux objets présentés impliquent une action similaire.

L’ensemble des travaux présentés dans cette section met clairement en évidence l’importance des composantes motrices dans la constitution des connaissances. En effet, il apparaît que ces composantes motrices sont activées de façon automatique lorsqu’on perçoit une image d’objet ou quand on imagine l’objet. Dans ces situations, le geste impliqué dans l’utilisation de cet objet est activé et suffisamment pour influencer la réponse motrice suivante.

Les travaux présentés dans la section suivante concernent toujours les composantes motrices et sensorielles des connaissances mais dans un domaine particulier : le langage.