3.2.2. Autres travaux

Nos connaissances sont donc issues de notre interaction avec l’environnement. Certains auteurs parlent de connaissances fonctionnelles. Les représentations mentales que nous avons en mémoire ne sont donc pas figées mais au contraire continuellement modifiées et enrichies par les variations de l’environnement.

Dès 1997, Glenberg a évoqué cette interaction entre l’individu et l’environnement dans sa description d’une « embodied memory » ou mémoire « incarnée » dans laquelle il considère la mémoire comme étant au service de la perception et de l’action. Les systèmes perceptifs auraient évolué pour faciliter les interactions entre l’individu et l’environnement et donc, le monde serait conceptualisé selon les possibles interactions entre le corps et l’environnement. D’où l’idée de représentations « incarnées » car issues du monde environnant et surtout des actions sur ce monde.

Une des particularités de cette approche fonctionnelle de la mémoire est qu’elle permet d’envisager le fonctionnement cognitif dans sa globalité d’une manière très intégrée. Les mécanismes perceptifs, les mécanismes mnésiques, les mécanismes liés à l’imagerie mentale sont ici indissociables. La perception et l’imagerie sont décrites comme le résultat de l’activité du sujet ou plus largement du système cognitif sur l’environnement. Déjà Gibson (1979), il y a plus de vingt ans, s’est opposé aux théories computo-symboliques de la vision et a proposé une conception d’une perception directe du monde, sans calcul ou transformation impliquantune succession de représentations. Le système nerveux serait fait de telle sorte qu’il pourrait capter directement, dans les objets, l’information utile à un moment donné. Par exemple, la possibilité qu’a le système nerveux de capter des gradients de texture, des changements qualitatifs et quantitatifs du champ visuel lors de déplacements, etc, peut suffire à la perception adéquate, non ambiguë et surtout adaptée des objets. Les déplacements et actions du sujet sur l’environnement fournissent des indications indispensables et permettent souvent de lever des ambiguïtés. Gibson utilise la notion d’affordance pour évoquer cette question de l’adaptation de la perception. L’affordance est la potentialité des objets pour l’action. Cette affordance est centrale et conditionne la perception. Un objet est perçu selon ses affordances, donc selon la manière avec laquelle il peut être utilisé par le sujet (pour des travaux plus récents voir aussi par exemple O'Regan et Noë, 2001).

Ainsi, la perception de notre environnement, tout comme les connaissances associées à cet environnement, sont issues de notre activité. Mais ce sont aussi nos expériences passées avec des environnements multimodaux qui conditionnent notre mode d’exploration et donc nos perceptions actuelles. C’est pour cette raison que O'Regan considère le monde extérieur comme une « mémoire externe » qui peut être « explorée » par les systèmes sensoriels, engendrant ainsi nos perceptions, un peu comme la « mémoire interne » peut être « explorée » et engendrer des représentations mentales sans véritable support matériel. La perception et la mémoire sont finalement très similaires à la fois au niveau des mécanismes et des structures nerveuses impliquées, mais aussi au niveau des représentations, conscientes ou non conscientes, qui leur sont associées. Les percepts, comme toutes les autres formes dereprésentations mentales, sont issus de l’interaction entre l’individu et son environnement et reflètent à la fois les propriétés de l’expérience présente et celles des expériences passées qui ont façonné notre système nerveux.

Toujours dans cette conception de connaissances fonctionnelles, l’objectif des travaux de Borghi (2004) était de montrer que les connaissances sont multimodales mais aussi que la saillance des parties d’un objet dépend du rôle que ces parties jouent dans les actions standards. La saillance des parties varierait en fonction de l’action actuellement activée. La partie la plus importante est celle permettant d’exécuter les actions les plus fréquentes avec l’objet. Dans une tâche de génération des parties d’objets (2004), les sujets étaient répartis en 4 groupes (3 groupes avec une consigne d’imagerie, soit utiliser, soit construire, soit voir ; et 1 groupe « contrôle » sans consigne d’imagerie). Les hypothèses étaient les suivantes : si les concepts sont amodaux : (1) les parties pertinentes de l’action ne seront pas plus fréquemment et plus rapidement données ; (2) les mêmes parties seront données dans les trois conditions. Si les concepts sont modaux et situationnels, les parties pertinentes à une action donnée vont être produites plus rapidement lorsque la condition d’imagerie se réfère à cette action. Ainsi, dans la condition d’imagerie « voir », les parties pertinentes pour cette action seront produites plus tôt que les autres parties moins pertinentes. Par exemple, pour le concept « voiture », « accélérateur » ou « pédales » seront des concepts dominants dans la condition « utiliser », « transmission » dans la condition « construction » et « pare-brise » dans la condition « voir ».

Les résultats confirment cette hypothèse : selon la condition d’imagerie, les parties saillantes de l’objet diffèrent. Les parties les plus rapidement et les plus fréquemment citées sont celles qui sont nécessaires à l’action évoquée par la consigne d’imagerie. Dans la condition sans imagerie (condition contrôle), ce sont les parties relatives à l’action standard qui sont le plus souvent générées. Ainsi, l’activation des dimensions est bien situationnelle, c’est-à-dire fortement dépendante du contexte et du but poursuivi.

Une seconde série d’expérience de Borghi (2004) va dans le sens de ces premiers résultats de connaissances situationnelles. L’objectif est encore ici de montrer que les différentes parties d’un objet sont activées en fonction de l’action activée. Par exemple, la partie « tranche, rondelle » va être plus activée par l’action « couper une orange » que la partie « pulpe ». Un essai se composait d’une phrase suivie d’un nom, ce nom était soit congruent avec l’action exprimée par la phrase (l’enfant coupe l’orange – tranche), soit non congruent (l’enfant coupe l’orange – pulpe), soit n’appartenant pas à l’objet (l’enfant coupe l’orange – manette). La tâche des sujets était de dire si oui ou non le nom présenté est une partie de l’objet de la phrase.

Les résultats montrent que les actions exprimées par la phrase activent différentes parties de l’objet. Les parties les plus congruentes à l’action activée sont traitées plus rapidement et avec moins d’erreurs (la femme mange de la pastèque – graines) par rapport aux parties non congruentes avec l’action (la femme mange de la pastèque – peau). Ainsi les activations engendrées par un stimulus sont fortement dépendantes du contexte d’activation. Face à un stimulus, nous activons toutes les connaissances relatives à ce stimulus (dimensions sensorielles, émotionnelles et motrices) mais le but de l’action détermine la saillance de chacune de ces dimensions.

Nous avons ainsi mis en évidence dans le chapitre 2 et cette première partie du chapitre 3 que les dimensions activées sont essentiellement sensorielles et motrices, et que les activations sont situationnelles. La section suivante va permettre d’aborder un mécanisme central dans l’émergence des connaissances, celui d’intégration des différentes dimensions.