Discussion générale

Objectifs de notre étude

En tenant compte du cadre théorique issu de la littérature, trois objectifs se sont dégagés pour explorer et argumenter au mieux le modèle de Versace, Nevers et Padovan (2002).

Le premier objectif est de montrer que les dimensions sensorielles et motrices sont activées de façon automatique et qu’elles sont bien de nature perceptive.

Le deuxième objectif est de montrer que, une fois ces dimensions activées, ces dernières vont subir un processus d’intégration.

Enfin, le troisième objectif est de montrer que les dimensions sensorielles et motrices sont activées suite à la présentation d’un stimulus mais aussi qu’elles sont constitutives de la trace conservée à long terme.

  • Des dimensions sensorielles et motrices
    • Caractère sensoriel

Les expériences menées dans le cadre de cette thèse ont utilisé un paradigme d’amorçage intersensoriel à court terme. Ces expériences ont mis en évidence le caractère sensoriel de ces activations. En effet, un stimulus auditif (un bruit d’objet, un bruit d’animal ou un bruit blanc) était présenté au sujet suivi d’un stimulus visuel (une image d’objet ou d’animal). Le modèle étudié postule que, dans cette situation, à l’écoute du son-amorce, les sujets vont activer toutes les connaissances sensorielles qu’ils ont de cet objet et notamment son aspect visuel. Aussi, lorsque l’image-cible est congruente avec le son-amorce (rugissement d’un lion suivi de l’image d’un lion), la réponse du sujet va être facilitée car les dimensions visuelles ayant été pré-activées par le son-amorce, le traitement de la cible va être plus rapide. Les résultats montrent effectivement un effet du facteur « Amorce » : les sujets sont plus rapides et ont de meilleurs pourcentages de bonnes réponses lorsque le son-amorce et l’image-cible font référence au même objet ou animal (condition congruente).

Pour tester le caractère perceptif de cet amorçage, nous avons introduit une différence perceptive entre les images-cibles du bloc 1 et 2 et celles du bloc 3. Dans les deux premiers blocs, les couples amorce-cible sont les mêmes ; dans le troisième bloc, chaque image-cible est remplacée par un autre exemplaire du même objet ou animal. Si ce changement de nature perceptuelle et non conceptuelle provoque un ralentissement des temps de réponse, alors nous pourrions conclure sur la nature perceptuelle de l’amorçage et sur des connaissances sous-jacentes activées par l’amorce. Les résultats montrent effectivement un effet du facteur « Bloc » : nous observons un ralentissement des performances des sujets (temps de réponses plus longs et taux de bonnes réponses moins importants) dans le bloc 3 par rapport aux deux autres blocs.

Afin de consolider cet argument en faveur de la nature perceptive des connaissances, nous avons mis en place un autre protocole pour lequel, simultanément au son-amorce, une interférence visuelle était présentée. La tâche du sujet portait toujours sur l’image-cible qui était soit congruente, soit non congruente, soit le son était un bruit blanc. L’objectif était de montrer que l’amorçage était de nature perceptive en montrant qu’une interférence perceptuelle pouvait le perturber. A l’issue de plusieurs essais de masque interférant, nous avons pu montrer qu’une interférence de type « masque-pattern » empêche l’effet du facteur « Amorçage » de s’exprimer de façon globale. En effet, lorsque la présentation du son-amorce est associée à la présentation visuelle d’un masque, nous n’avons globalement plus de bénéfice lorsque le son et l’image sont congruents.

En accord avec le modèle étudié, ces résultats suggèrent que, lors de la présentation du son-amorce, l’interférence visuelle a activé les aires visuelles et donc a perturbé la pré-activation de l’image associée au son présenté en amorce. Cependant, même si cette absence d’effet du facteur « Amorce » apporte certains éléments de réponse, nous nous attendions à obtenir une interaction « Amorce*Expérience ». En effet, sans cette interaction significative, nous ne pouvons pas conclure de façon ferme sur la nature perceptuelle de notre amorçage puisqu’une absence d’effet ne peut être clairement interprétée. Même si nous ne pouvons pas conclure sur cette absence d’effet, deux éléments nous conduisent à postuler pour une nature perceptive de notre amorçage : l’effet du facteur « Bloc » décrit plus haut et l’absence de différence significative entre la condition « non congruent » et la condition « bruit blanc ». Si cette absence de différence entre la condition « non congruent » et la condition « bruit blanc » est difficilement explicable dans la conception de connaissances amodales, celle-ci peut tout à fait s’expliquer dans le cadre théorique de connaissances multi-modales. En effet, que ce soit dans la condition « congruent » ou la condition « non congruent », le son présenté en amorce active des zones visuelles ; ces activations facilitent ensuite le traitement de la cible même si ce ne sont pas les mêmes représentations visuelles.

Globalement, ces résultats tendent à montrer que les connaissances sont bien constituées de dimensions sensorielles qui s’activent automatiquement lorsque nous sommes confrontés à un stimulus.

  • Caractère moteur

En ce qui concerne les dimensions motrices, nous avons pu montrer l’existence d’un amorçage visuel moteur. En effet, dans une expérience avec une image d’objet en amorce et une cible à laquelle il fallait répondre, lorsque l’amorce était un objet impliquant la main droite dans son utilisation, les participants étaient plus rapides pour répondre avec la main droite. Tout se passe comme si l’image-amorce avait activée automatiquement les dimensions motrices associées à cet objet et notamment la main d’utilisation. La réponse du sujet est facilitée s’il y a congruence entre la dimension motrice activée et la main nécessaire à la réponse.Ces premiers résultats vont dans le sens de nos hypothèses sur le caractère multimodal des connaissances ; ces résultats n’étant pas explicables dans une conception amodale des connaissances.

Une autre expérience a utilisé un paradigme tout autre : ce n’est plus le mouvement pour exécuter la tâche qui était amorcé mais c’est la similarité entre les composants de la cible et de l’amorce qui était manipulée. Une image-amorce et une image-cible, tous deux des objets, étaient présentées successivement au participant, sa tâche (de catégorisation) ne portant que sur l’image-cible. Ces deux objets pouvaient être associées par une similarité dans leur préhension et pouvaient appartenir à la même catégorie sémantique. Les résultats obtenus montrent un effet du facteur « Geste » : les participants ont de meilleures performances lorsque l’amorce et la cible impliquent le même geste. Ces résultats indiquent donc l’existence d’un effet d’amorçage précoce pour les composantes motrices.

Ainsi, ces travaux ont pu mettre en évidence l’activation automatique des dimensions sensorielles et motrices. Les résultats obtenus ont aussi montré que ces dimensions subissaient ensuite un mécanisme d’intégration si le temps de présentation de l’amorce le permettait.

  • Des dimensions sensorielles et motrices intégrées

Les expériences réalisées permettent également de mieux comprendre les mécanismes d’activation et d’intégration des différents composants. Avec un temps de présentation de l’amorce très bref, chaque dimension apparaît et est traitée de façon indépendante. À 100 msec, l’intégration qui explique l’interaction « Geste*Catégorie » n’a pas encore eu lieu. De ce fait, grâce à cette activation indépendante de la dimension motrice, nous avons pu observer un effet facilitateur de l’amorçage moteur même si les catégories étaient différentes. Lorsque les gestes impliqués par l’amorce et la cible sont différents, et que ces dernières appartiennent à la même catégorie, l’amorçage obtenu provient des autres dimensions partagées par l’amorce et la cible. Ainsi, dans l’expérience complémentaire(voir chapitre 2 - expérience 4), nous avons pu mettre en évidence un effet du facteur « Geste » ainsi qu’une interaction « Geste*Catégorie ». En fonction du geste impliqué par l’amorce les performances des sujets sont donc différentes. Nous avons fait l’hypothèse que, dès la présentation de l’amorce, un ensemble de composants (appartenant à des dimensions différentes) allait être activé ; ces composants, du fait de l’amorçage, vont faciliter le traitement de la cible lorsque elle-même a des composants similaires à ceux de l’amorce (appartient à la même catégorie que l’amorce). Lorsque l’amorce et la cible appartiennent à la même catégorie, mais qu’elles impliquent un geste différent, les réponses sont très ralenties. Ce ralentissement tend ainsi à montrer que les dimensions activées par l’amorce ont été intégrées. Ainsi, il est apparu qu’à 100 msec, les activations des dimensions élémentaires facilitent le traitement de la cible, chacune des dimensions activées agissant indépendamment. En revanche, à 300 msec, ces dimensions élémentaires ont subi un processus d’intégration et ce n’est plus des actions indépendantes des dimensions activées que l’on observe mais plutôt l’influence d’un tout intégré.

  • Des dimensions sensorielles et motrices intégrées constitutives de la trace mnésique

Enfin, l’impact à long terme de ces dimensions sensorielles et motrices a été mis en évidence à travers notre étude. En effet, nous avons pu montrer l’existence d’un amorçage à long terme intersensoriel. Avoir vu un objet dans une première phase facilite ensuite, en phase test, le traitement d’un son si celui-ci est congruent. De plus, il apparaît que ce phénomène d’amorçage disparaît lorsque l’on introduit une interférence auditive pendant la présentation de l’image-amorce, ceci ne faisant que confirmer les résultats obtenus en utilisant un paradigme à court terme. Il apparaît donc que cet amorçage est bien de nature perceptive.

Globalement, tous les résultats obtenus tendent donc à montrer que, comme le prédit le modèle de la mémoire à long terme épisodique, multidimensionnelle et distribuée proposé par Versace et al. (2002), la présentation d’un objet active des dimensions sensorielles, activations qui se propagent en cascade en inter-sensorielle, mais aussi au niveau de dimensions motrices et affectives (bien que nous n’ayons pas étudié ces dimensions affectives dans le cadre de ces travaux). Ces résultats sont beaucoup plus difficilement explicables dans le cadre d'un stockage des connaissances conceptuelles dans une mémoire sémantique codant de manière amodale les propriétés des objets. Dans ce cas, l'amorçage intersensoriel serait possible par l'intermédiaire des représentations abstraites, mais il ne devrait pas être perturbé par une interférence de niveau sensoriel.