Apports au cadre théorique

Nous avons vu dans l’exposé du cadre théorique de ce travail de thèse que deux conceptions bien différentes de la mémoire s’opposent actuellement.

La plus ancienne, la théorie multi-systèmes, suppose que la mémoire est constituée d’un ensemble de sous-systèmes fonctionnels qui encodent, récupèrent et stockent les informations différemment. Dans ce cadre théorique, les connaissances sémantiques (opposés aux connaissances épisodiques) seraient stockées dans un module autonome par rapport à la mémoire épisodique et aux systèmes liés à la perception et à l’action. Ces connaissances seraient amodales et décontextualisées (voir notamment Collins et Quillian, 1969 ; Collins et Loftus, 1975 ; Anderson, 1983 ; Smith, Schoben et Rips, 1974 ; Hoffman, 1982 ; Rosch et Mervis, 1975). Cependant, l’ensemble de nos résultats ne peuvent s’expliquer par cette conception de la mémoire. En effet, notre effet d’amorçage aurait pu s’expliquer par cette conception de représentations amodales, nous pourrions imaginer que la présentation d’un objet (ou d’un son) en amorce active une représentation sémantique et c’est cette représentation sémantique qui va faciliter le traitement de la cible. Cependant, cette conception multi-systèmes ne permet pas d’expliquer l’impact de notre interférence perceptive. Cette interférence qui, certes, a été difficile à mettre en place mais qui a tout de même montré, en partie, son efficacité. Il s’avère qu’une autre conception de la mémoire donne à nos résultats tout leur sens.

Depuis quelques années déjà, les recherches conduisent à envisager la mémoire non plus comme un ensemble de sous-systèmes mais plutôt comme un système unique. Il n’existerait plus de distinction entre le caractère épisodique et sémantique des connaissances puisque toute information en mémoire serait purement épisodique. Dans cette conception de système unique, les connaissances sont des traces qui reflètent les expériences vécues par le sujet. Aussi, elles sont multimodales puisqu’elles sont constituées de dimensions sensorielles, motrices et émotionnelles (voir notamment Medin et Schaffer, 1978 ; Nosofsky, 1988 ; Hintzman, 1986 ; Whittlesea, 1987, 1989 ; Murdock, 1982, 1983 ; McClelland et Rumelhart, 1986) : sensorielles car ce sont nos organes des sens qui reflètent les propriétés de l’environnement, motrices car nous avons des comportements moteurs divers dans ces environnements qui on le sait maintenant sont indispensables à la perception, et permettent à l’individu d’acquérir des connaissances nouvelles. Enfin, émotionnelles, car il est aussi évident que l’émotion provoquée en partie par les stimulations de l’environnement joue un rôle majeur dans l’élaborations des comportements. La trace laissée en mémoire par nos expériences doit forcément refléter les caractéristiques qui définissent ces expériences.

De nombreux travaux apportent des arguments en faveur de cette idée de traces multidimensionnelles sensorielles et motrices telles qu’elles sont décrites par le modèle de Versace, Nevers et Padovan (2002). Les arguments présentés sont issus aussi bien de la psychologie cognitive (voir Solomon et Barsalou, 2001, 2004 ; Wu et Barsalou, en révision ; Myung, 2006 ; Craighero et al., 1998 ; Tucker et Ellis, 1998, 2004 ; Zwaan et al. 2002, etc.) que des neurosciences (Martin et al., 1995 ; Tyler et al., 2003 ; Lewis, 2005 ; James, 2006, etc.) ou encore de la neuropsychologie (Tranel et al. 1997 ; Buxbaum et al., 2002 ; Servos et Goodale, 1995). L’ensemble de ces travaux amène à conclure sur le caractère multimodal des connaissances. En effet, aux vues des résultats obtenus, il semblerait que, face à un stimulus ou lorsqu’on l’imagine, le participant active de façon automatique les connaissances sensorielles et motrices d’un stimulus. Ces activations impliquent alors les mêmes aires cérébrales que celles qui sont activées en présence même de l’objet, comme si le participant simulait la présence de l’objet.

Le modèle de Versace, Nevers et Padovan (2002)se situe dans cette conception système unique de la mémoire. Ce modèle, qui est à la base de notre étude, postule que les connaissances sont des traces épisodiques, multidimensionnelles et distribuées. Épisodiques dans le sens où elles sont le reflet du contenu de nos expériences passées. On ne peut nier cependant l’existence de connaissances dites sémantiques. Comment les envisager dans notre conception sytème-unique où toute connaissance est purement épisodique ? Dans ce cadre là, les connaissances sémantiques émergent de la réactivation d’un grand nombre de traces épisodiques alors que l’activation d’un petit nombre de traces correspondrait à des connaissances de type « souvenir ».Multidimensionnelles car les dimensions codées seraient à la fois sensorielles, motrices mais aussi émotionnelles. Enfin distribuées, car ces traces ne sont pas localisées mais distribuées sur un ensemble de composants. C’est l’ensemble du cerveau qui serait mis en jeu dans les activités de mémoire (encodage, stockage et récupération).

Les résultats de nos travaux confortent clairement ce modèle et sa conception d’une mémoire unique avec des connaissances perceptives. Il est en effet de plus en plus difficile de concevoir la mémoire comme une entité distincte et indépendante des autres processus comme la perception ou l’action.

Ainsi les traces seraient constituées de dimensions sensorielles, motrices et émotionnelles. Il semble nécessaire que ces différentes dimensions activées puissent s’intégrer afin de constituer une trace unifiée et cohérente. Notre étude montre également qu’il existe bien un processus d’intégration qui, malgré ce que montrent certains travaux en perception (Giard et Peronnet, 1999 ; Molholm et al., 2002), n’est pas si précoce. Nous pensons que, de façon très précoce, interviennent des interactions entre les dimensions. Ces interactions sont certainement dues, comme l’ont montré Falchier et al. (2002) ou Rockland et Ojima (2001) chez le singe, à des connexions directes entre les différentes aires sensorielles. Au niveau de ces interactions, les dimensions activées sont encore indépendantes, elles ne seront intégrées que plus tardivement et formeront alors une unité. Nous pouvons, également, faire l’hypothèse que, parallèlement aux différents niveaux d’intégration, correspondent différents niveaux de connaissance. En effet, l’activation des dimensions élémentaires est suivie d’une intégration de plus en plus poussée qui permet un accès à des connaissances de plus en plus élaborées et complexes.

Enfin, nous pouvons noter le rôle important de la mémoire de travail. Dans notre conception, celle-ci aurait pour fonction de synchroniser les différentes activations élémentaires afin que puisse s’opérer le processus d’intégration, qui, comme nous l’avons vu, est nécessaire à la construction d’une connaissance élaborée et cohérente.