Première partie : Analyse lexicologique de la folie et de la déraison

Introduction

Nous commençons par le niveau le plus général : l'histoire et la langue. Nous reviendrons ensuite au XVIIe siècle et à Corneille, mais avant il convient de faire un détour tout d'abord par l'histoire de la folie et de la déraison afin d'en avoir une vision générale pour une lecture de cette époque qui reste celle que nous en avons depuis notre XXIe siècle. Il convient ensuite de faire un détour par la lexicologique avec une étude onomasiologique dans un premier temps, puis sémasiologique dans un deuxième temps, afin de mettre en place en langue des champs invariants concernant la folie et la déraison, valables quelque soit la période et qui serviront de point de référence en contexte.

Une analyse historique précède ici, comme dans les deux autres parties, l'analyse lexicologique afin de montrer le bien fondé de notre hypothèse, à savoir que la folie entretient des liens avec la comédie et le baroque tandis que la déraison entretien des liens avec la tragédie et le classicisme. Bien fondé qui permettra à l'analyse lexicologique des œuvres de Corneille que nous mènerons par la suite de prendre du sens au niveau général de son théâtre et d'être pertinente pour rendre compte de l'évolution de celui-ci, tant au niveau du genre que de l'esthétique.

Ainsi en préambule c'est également le choix même d'associer dans une étude lexicologique les lexies folie et déraison qui repose sur des faits historiques et linguistiques.

Les faits historiques tout d'abord. Folie et déraison ne sont plus utilisés aujourd'hui en psychiatrie où on leur préfère d'autres lexies comme maladie mentale ou troubles mentaux qui renvoient à des causes physiques pour décrire les désordres humains et non plus à une faute, à une déviance par rapport à un ordre social, comme avait voulu le laisser entendre l'âge classique. C'est Michel Foucault qui fait se succéder dans son Histoire de la folie 37 une première période de liberté jusqu'au milieu du XVIIe siècle pour laquelle il utilise le terme de folie, et une deuxième période marquée par le "grand renfermement" pour laquelle il utilise le terme de déraison. Le changement de lexie suit le changement d'attitude à l'égard des fous avec l'avènement d'un nouvel ordre : si le terme de folie peut être considéré comme marqué positivement au même titre que pouvait l'être une société accueillante pour ses fous, le terme de déraison est marqué négativement avec une construction à partir du préfixe dé— appliqué à la base raison comme pouvait l'être une société où le péché est désormais l'oisiveté.

Les faits linguistiques ensuite. Folie et déraison sont attestés chacun dès le XIIe siècle : aux environs de 1100 dans La Chanson de Roland pour le premier et vers 1175 pour le deuxième dans Le Chevalier au Lion de Chréstien de Troyes 38 . Folie est aussi naturellement associé à raison comme opposition 39 et dans les définitions proposées par les dictionnaires folie est toujours défini, pour l'acception « médicale », soit à partir de raison ou soit à partir d'esprit, voire parfois à partir de déraison 40 . De plus ces deux lexies ont été utilisées dans le domaine de la pathologie mentale pour désigner la démence mais aussi dans l'usage courant, par extension, pour désigner des conduites jugées anormales.

Notes
37.

Foucault, 1987.

38.

Ces dates sont celles du Trésor de la langue française ( TLF) ; le Dictionnaire étymologique de Bloch et Wartburg et Le Grand Robert de la langue française donnent 1080 pour l'apparition de folie. Le TLF atteste pour déraison le sens « bavardage absurde » aux environs de 1175 et le sens « manque de bon sens, folie » entre 1177 et 1179 dans le Chevalier à la charrette.

39.

« Pour l'ensemble des emplois du nom [folie] ou de l'adjectif [fou], c'est l'idée de hors des normes, par l'opposition raison-folie, qui domine. » Rey, 1992.

40.

C'est le cas dans le FEW : « folie ,,état de celui qui a perdu la raison ; déraison complète ; action, propos déraisonnables" (seit 11. jh). » Furetière associe esprit et raison : « Aliénation d'esprit ou manque de raison. »