Le passage de « l'Âge théologique » à « l'Âge de raison » se serait fait pour Roland Jacquard progressivement au temps de la Renaissance et de la Réforme au XVIe siècle. Michel Foucault débute son Histoire de la folie à l’âge classique par une description de cette transition entre les deux perceptions opposées de la folie, parlant pour sa part d'« expérience tragique » pour l'Âge Théologique et d'« expérience critique » pour l'Âge de raison 48 . En effet il opère une distinction entre deux éléments constitutifs de la folie : un élément tragique et un élément critique ou de contestation, qui forment une « grande structure » très claire encore au début duXVIe siècle et qui aura disparu moins de cent ans plus tard 49 .
L'élément tragique tout d'abord correspond à la « vision cosmique » des peintres 50 . Leurs images de la folie ont une « puissance de fascination » : d'un côté l'homme y découvre « comme un des secrets et une vocation de sa nature » 51 , et d'un autre elles sont « les éléments d'un savoir difficile, fermé, ésotérique », un savoir qui prédit « à la fois le règne de Satan, et la fin du monde ; le dernier bonheur et le châtiment suprême ; la toute-puissance sur terre, et le chute infernale. » 52
L'élément critique ensuite correspond à une « réflexion morale » à travers les thèmes littéraires et philosophiques de la folie 53 . C'est que d'une façon générale la folie est liée « à l'homme, à ses faiblesses, à ses rêves, et à ses illusions » — et non aux puissances souterraines du monde : « Le Mal n'est pas châtiment ou fin des temps, mais seulement faute et défaut. » Pour le sage « ce monde calme » de la folie est « facilement maîtrisé » car celui-ci peut toujours garder ses distances grâce au rire 54 .
Entre les deux éléments, entre l'image et le verbe, « la belle unité commence à se dénouer. » Figure et parole illustrent encore les mêmes thèmes — le thème de la folie a pris la relève de celui de la mort à la fin du XVe siècle, marquant « une torsion à l'intérieur de la même inquiétude 55 » : la peur du néant de l'existence non plus reconnue comme extérieure et finale, mais comme intérieure à l'homme et partie de sa vie — mais déjà s'orientent dans des directions différentes, « indiquant, dans une fêlure encore à peine perceptible, ce qui sera la grandeligne de partage dans l'expérience occidentale de la folie. » 56
Un écart se met en place entre l'élément tragique et l'élément critique qui aboutira non pas à la destruction mais à « l'occultation » de l'expérience tragique et cosmique de la folie par l'expérience critique qui prend déjà une importance « exclusive » à la Renaissance 57 . Roland Jacquard tirera la conclusion de cette prééminence que s'il y a une vérité de la folie, celle-ci ne peut être que tragique 58 .
Jacquard, 1992, p. 12.
Foucault, 1987, p. 37.
Foucault, 1987, p. 39.
« [...] une longue dynastie d'images, depuis Jérôme Bosch avec La Cure de la folie et La Nef des fous, jusqu'à Brueghel et sa Dulle Grete ; et la gravure transcrit ce que le théâtre, ce que la littérature ont déjà repris : les thèmes enchevêtrés de la Fête, et de la Danse des fous. » Foucault, 1987, p. 25.
« D'un côté Bosch, Brueghel, Thierry Bouts, Dürer et tout le silence des images. » Michel Foucault, 1987, p. 38.
« Au début de la Renaissance, les rapports avec l'animalité se renversent ; la bête se libère ; elle échappe au monde de la légende et de l'illustration morale pour acquérir un fantastique qui lui est propre. Et par un étonnant renversement, c'est l'animalmaintenant, qui va guetter l'homme pour s'emparer de lui et le révéler à sa propre vérité. » Michel Foucault, 1987, p. 31.
« À l'iconographie doucement fantaisiste du XIVe siècle [...] où l'ordre de Dieu et sa propre victoire sont toujours visibles, succède une vison du monde où toute sagesse est anéantie [...]. La victoire n'est ni à Dieu, ni au Diable ; elle est à la folie. » Foucault, 1987, p. 32-33.
« De l'autre côté, avec Brandt, avec Érasme, avec toute la tradition humaniste, la folie est prise dans l'univers du discours. » Foucault, 1987, p. 38.
Foucault, 1987, p. 35-36.
Foucault, 1987, p. 26.
Foucault, 1987, p. 28.
Michel Foucault, 1987, p. 39.
Jacquard, 1992, p. 10.
Ces conclusions complètent celles de Michel Foucault. « C'est pourquoi l'expérience classique, et à travers elle l'expérience moderne de la folie, ne peut pas être considérée comme une figure totale, qui arriverait par là à sa vérité positive ; c'est une vérité fragmentaire qui se donne abusivement pour exhaustive. [...] Sous la conscience critique de la folie [...] une sourde expérience tragique n'a cessé de veiller. » (Michel Foucault cite Nietzsche, Van Gogh, Freud, Artaud)
« La belle rectitude qui conduit la pensée rationnelle jusqu'à l'analyse de la folie comme maladie mentale, il faut la réinterpréter dans une dimension verticale ; alors il apparaît que sous chacune de ses formes, elle masque d'une manière plus complète, plus périlleuse aussi cette expérience tragique, qu'elle n'est cependant pas parvenue à réduire du tout au tout. » Foucault, 1987, p. 40.