Les « privilèges » de l'élément critique

Michel Foucault retrace l'évolution de la constitution au XVIe siècle des « privilèges » de l'expérience critique dans la pensée. Tout d'abord la folie devient « une forme relative à la raison » : folie et raison « entrent dans unerelation perpétuellement réversible » où « chacune est mesure de l'autre. » 59 Ensuite la folie devient « une des formes de la raison » : elle ne prend son sens que dans le champ de la raison en s'intégrant à elle 60 .

Cependant en littérature l'évolution est la même que dans la pensée : « tout un travail s'accomplit qui amènera, lui aussi, la confirmation de l'expérience tragique de la folie dans une conscience critique. » Michel Foucault note une présence « multiple » de la folie dans la littérature à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, « un art qui dans son effort pour maîtriser cette raison qui se cherche, reconnaît la présence de la folie, de sa folie, la cerne, l'investit pour finalement en triompher. Jeux d'un âge baroque. » 61 Il propose, pour « déchiffrer » ce qui se passe au début du XVIIe siècle dans cette expérience littéraire de la folie de comparer les oeuvres de Shakespeare (1564-1616) et de Cervantès (1547-1616) qu'il considère comme « les témoins » de l'expérience tragique de la folie née au XVe siècle, avec celles de leurs contemporains. « Chez Cervantès et Shakespeare, la folie occupe toujours une place extrême en ce sens qu'elle est sans recours. Rien ne la ramène jamais à la vérité ni à la raison. Elle n'ouvre que sur le déchirement, et, de là, sur la mort. [...] Dans la littérature du début du XVIIe siècle, elle occupe, de préférence, une place médiane ; elle forme plutôt le noeud que le dénouement, plutôt la péripétie que l'imminence dernière. » La folie dans ce dernier cas permet la manifestation de la vérité et le retour de la raison 62 .

La folie, conclut Michel Foucault, « c'est la forme la plus pure, la plus totale du quiproquo 63 [...]. Mais c'est aussi la forme la plus rigoureusement nécessaire du quiproquo dans l'économie dramatique », n'ayant besoin d'aucun élément extérieur pour « pousser son illusion jusqu'à la vérité » 64 . Pour Michel Foucault, il s'agit du type même du trompe-l'oeil baroque 65 et nous aurons l'occasion d'y revenir à propos de deux comédies de Corneille : Mélite et L'Illusion comique.

Ainsi pendant le XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle, la folie s'est trouvée liée à la raison. « Le monde du début du XVIIe siècle, note Michel Foucault, est étrangement hospitalier à la folie. Elle est là au coeur des choses et des hommes, signe ironique qui brouille les repères du vrai et du chimérique, gardant à peine le souvenir des grandes menaces tragiques 66 . » Mais de « nouvelles exigences » vont faire leur apparition et la déraison accaparer la folie.

Notes
59.

« Toute folie a sa raison qui la juge et la maîtrise, toute raison sa folie en laquelle elle trouve sa vérité dérisoire. Chacune est mesure de l'autre [...], elles se récusent toutes deux, mais se fondent l'une par l'autre. » Foucault, 1987, p. 41.

« Le grand cercle est maintenant fermé. Par rapport à la Sagesse, la raison de l'homme n'était que folie ; par rapport à la sagesse des hommes, la Raison de Dieu est prise dans le mouvement essentiel de la Folie [...]. C'est-à-dire qu'il n'y a jamais folie qu'en référence à une raison. »Foucault, 1987, p. 43-44.

60.

« Elle s'intègre à elle, constituant une de ses forces secrètes, soit un des moments de sa manifestation, soit une forme paradoxale dans laquelle elle peut prendre conscience d'elle-même. » Foucault, 1987, p. 44.

Michel Foucault cite Montaigne, Charron et Pascal, dont les oeuvres sont l'aboutissement d'un « long travail qui commence avec Érasme : découverte d'une folie immanente à la raison ; puis à partir de là, dédoublement : d'une part une « folle folie » qui refuse cette folie propre à la raison ; […] d'autre part une « sage folie » qui accueille la folie de la raison ». Foucault, 1987, p. 46-47.

61.

Foucault, 1987, p. 47.

62.

Foucault, 1987, p. 50.

Michel Foucault cite le personnage d'Éraste dans Mélite de Corneille, p. 51.

63.

« Elle prend le faux pour le vrai, la mort pour la vie, l'homme pour la femme ». Michel Foucault, 1987, p. 51.

64.

Foucault, 1987, p. 54.

65.

« La folie est le grand trompe-l'oeil dans les structures tragico-comiques de la littérature préclassique. » Michel Foucault cite la Comédie des comédiens de Scudéry où une partie des comédiens joue le rôle des spectateurs et les autres celui des acteurs. Il aurait pu citer Corneille et L'Illusion comique. Il propose aussi en note de faire « une étude structurale des rapports entre le songe et la folie au XVIIe siècle. […] la réalité qui l'habite [le songe] n'est pas celle de la réconciliation, mais de l'achèvement tragique. Son trompe-l'oeil dessine la perspective vraie du drame, et n'induit pas en erreur, comme la folie qui, dans l'ironie de son désordre apparent, indique une fausse conclusion. » Foucault, 1987, p. 52.

66.

Foucault, 1987, p. 55.