« Le grand renfermement »

C'est avec Descartes (1596-1650) que la folie sera exclue de la raison : la pensée ne peut pas être folle 67 . Et la folie, dont la Renaissance avait « libéré les voix », l'âge classique va la « réduire au silence. » 68 . C'est ainsi que l'internement fait suite à l'embarquement, à la Nef des fous.

Entre Montaigne et Descartes, explique Michel Foucault, « quelque chose s'est passé qui concerne l'avènement d'une ratio (raison). » 69 Cependant celle-ci, poursuit-il, ne s'explique pas seulement par « le progrès d'un rationationalisme », elle s'explique également par « ce mouvement par lequel la déraison s'est enfoncée dans notre sol, pour y disparaître, sans doute, mais y prendre racine. » 70

Cette citation de Michel Foucault est importante puisqu'elle marque l'apparition — suivie d'une disparition non moins importante — de la déraison, dans son livre comme mot nouveau en remplacement de folie, mais aussi dans l'époque qu'il décrit et de ce point de vue la fondation de l'hôpital général à Paris en 1656 est un signe révélateur de cette nouvelle expérience de l'âge classique.

L'hôpital général n'est pas un établissement médical, mais un instrument de l'ordre monarchique et bourgeois qui s'organise. « Il est plutôt une structure semi-juridique, une entité administrative qui, à côté des pouvoirs déjà constitués, et en dehors des tribunaux, décide, juge et exécute 71 . » L'Église ne demeure pas à l'écart de cette expérience en réformant certaines institutions hospitalières et en créant des congrégations qui se donnent les mêmes buts que l'hôpital général. « Dans ces institutions viennent ainsi se mêler, non sans conflits souvent, les vieux privilèges de l'Église dans l'assistance aux pauvres et dans les rites de l'hospitalité, et le souci bourgeois de mettre en ordre le monde de la misère. » Une pratique, nous dit Michel Foucault, dont le sens est sans doute symbolisé par les léproseries, abandonnées à la Renaissance et réinvesties aux XVIIe siècle, « réarmées de pouvoirs obscurs » dans ce geste qui lui aussi a des significations politiques, sociales, religieuses, économiques et morales 72 .

Notes
67.

« Celle-ci est retranchée dans une pleine possession de soi où elle ne peut rencontrer d'autres pièges que l'erreur, d'autres dangers que l'illusion. [...] Si l'homme peut toujours être fou la pensée, comme expérience de la souveraineté d'un sujet qui se met en devoir de percevoir le vrai, ne peut plus être insensée. » Foucault, 1987, p. 58.

Dans son livre Discours de la méthode (1637) Descartes expose les règles constituant la méthode universelle de recherche de la vérité dans les sciences. Mais devant justifier sa méthode il le fait par le doute méthodique et l'exposé du cogito : je pense donc je suis : « même si toutes mes anciennes pensées sont fausses, même si nous admettons l'existence d'un malin génie toujours occupé à me tromper, il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne serait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. » Descartes, Deuxième méditation, citée dans Daval, 1977, p. 24.

68.

Michel Foucault, 1987, p. 56.

69.

« Ce qui est commun à tous les successeurs de Descartes, c'est la confiance inébranlable en la force de la raison, suffisante pour découvrir le fond des choses dans un discours cohérent. » Weil, 1990, p. 505.

70.

Foucault, 1987, p. 58.

Une série de dates le signale très précisément, et avec elles, un ensemble d'institutions : en 1656 le décret de fondation, à Paris, de l'hôpital général ; mais auparavant en 1578, les houses of correction en Angleterre, en 1617 l'hôpital général de Lyon, en 1620 les Zuchtäusern en Allemagne, en 1687 les work houses de Bristol.

71.

« Un étrange pouvoir que le Roiétablit entre la police et la justice, aux limites de la loi : le tiers ordre de la répression. » Foucault, 1987, p. 60-61.

72.

Foucault, 1987, p. 64.