Histoire de la déraison a l'âge classique

Avec l'avènement de la raison et l'importance prise par celle-ci à partir de Descartes, c'est comme si un déséquilibre tout à coup s'était créé, déséquilibre que la folie, qui vient d'être exclue de la raison, n'était capable à elle seule de combler, mais qui le sera par l'apparition d'une nouvelle notion, négation de la raison et englobant la folie : la déraison 80 Ainsi Michel Foucault, qui dans son Histoire de la folie utilise le terme folie dans la description de la période qui s'étend jusqu'au milieu du XVIIe siècle marqué par le début du « grand renfermement », va ensuite utiliser un autre terme : celui de déraison 81 .

Ce passage de la folie à la déraison est caractéristique du nouvel ordre qui se met en place. Si le terme folie est perçu comme neutre du strict point de vue de la morphologie lexicale, comme pouvait être positive l'attitude de la société, accueillante à l'égard des fous, il n'en va pas de même pour déraison qui est marqué négativement de par sa construction à partir du préfixe dé— appliqué à la base raison . Ainsi la déraison représente l'envers de la raison, l'autre côté négatif — ce qui n'est pas le cas pour le mot folie —, condamné par la nouvelle morale de cet « âge de raison » où le péché est désormais l'oisiveté 82 .

Roland Jacquard lie folie et société dans ce rapport contrastif et négatif : « le fou représente bien alors le négatif qui par contraste, fait apparaître la normalité sociale ou individuelle. » Sans distinguer la folie de la déraison il leur assigne une fonction sociale qu'il désigne sous l'expression de « sacrifice expiatoire du bouc émissaire », où « la société se purifie en transférant et en fixant ses frayeurs et ses contradictions sur une image mythique. » 83

Le terme de folie ne pouvait plus convenir pour désigner les internés du « grand renfermement ». Il y avait en effet tous les fous mais aussi toute une population autre, sans lien apparent aujourd'hui. Michel Foucault insiste sur le fait que si l'internement à ses débuts « a fonctionné comme un mécanisme social » visant à « l'élimination spontanée des asociaux », ce geste avait aussi un autre sens qui, comme celui qui au Moyen Âge avait isolé des lépreux, était à chercher ailleurs que dans son résultat. L'internement en effet a été « créateur d'aliénation », créateur de nouvelles figures 84 . D'où la nécessité d'un nouveau terme différent de celui de folie.

Ainsi le classicisme « a inventé » l'internement et « des personnages nouveaux sont apparus », occupant la place laissée libre par les lépreux, « les internés ». Michel Foucault utilise maintenant un autre terme pour parler d'eux, celui de déraison, et il n'est plus question à partir du « grand renfermement » de celui de folie pour caractériser l'ensemble des « internés » par l'âge classique.

L'internement a joué un « rôle positif d'organisation » pour les trois domaines d'expérience qui forment avec la folie « un monde uniforme de la déraison », ce « monde homogène qui est celui où l'aliénation mentale prendra le sens que nous lui connaissons aujourd'hui. » Ces trois domaines d'expérience sont la sexualité, la profanation, et le libertinage 85 . Mais, souligne Michel Foucault, « pour que se constituent ces unités significatives à nos yeux, il aura fallu ce bouleversement, opéré par le classicisme, dans les rapports que la folie entretient avec tout le domaine de l'expérience éthique » 86 , mais également auparavant « pour que ces rapprochements fussent faits, il aura fallu toute une réorganisation du monde éthique, de nouvelles lignes de partage entre le bien et le mal, le reconnu et le condamné. » 87

A propos du rôle de l'exclusion, Roland Jacquard se demande si « toute collectivité n'a pas besoin de fous, de déviants, de délinquants pour y inscrire sa négativité, [...] pour qu'une ligne de partage puisse être tracée entre la raison et la déraison, entre le permis et le défendu, entre le convenable et l'indécent, entre ce qui rassure et ce qui menace ? » 88 Ainsi la raison représente le positif de la société, l'ordre de la cité ; d'un autre coté la déraison représente le négatif, le désordre. Raison et déraison entrent dans une dialectique du bien et du mal ; ils appartiennent au domaine de la morale, fixée par la norme sociale, et de l'éthique. Ils ne peuvent exister l'un sans l'autre et il est caractéristique que ce soit au moment où la raison prenait au XVIIe siècle l'importance que l'on sait que se soit développée, comme pour assurer l'équilibre du système dont parle Roland Jacquard, la notion de déraison en contrepoint, à partir du « grand renfermement. »

Le terme de folie, trop restrictif, ne convenait donc pas au XVIIe siècle, à cette nouvelle situation pour désigner tous les « internés » : les fous représentaient seulement une partie de cette population qui formait le monde de la déraison. Mais, par un autre mouvement inverse, la déraison sera ensuite à l'origine de l'aliénation mentale telle que nous la connaissons aujourd'hui et que l'on désigne couramment à nouveau par le terme de folie, même si celui-ci n'est plus utilisé en psychanalyse.

Avec l'âge classique s'achève l'histoire de la déraison.

Au XVIIIe siècle la folie deviendra un objet de science 89 et la séparation se fera entre la folie et la déraison par un renforcement de l'intervention médicale (la déraison ne nécessite pas un traitement) et des idées des encyclopédistes 90 . Puis durant le XIXe siècle, « âge d'or de l'aliénisme », les psychiatres expliqueront les désordres par des causes physiques 91 , tendant ainsi à « dissiper l'ambiguïté entre folie et faute », que l'âge classique avait entretenue 92 .

Cependant l'avènement du freudisme rendra caduque la notion de folie.

En effet « le terme de folie, explique Alphonse de Waelhens,n'a de portée valable que dans la mesure où il vise une réalité sociale : celle de l'existence de ceux qu'on nomme fous. Mais le terme perd tout contenu désignable dès lors qu'on s'est attaché à une compréhension intrinsèque du sens et des structures des comportements psychopathologiques. » La folie n'a ainsi de sens qu'en référence à une réalité sociale et n'a d'autre base qu'une comparaison avec les gens normaux. « La folie comme la normalité n'a de signification que sociale. » 93

En même temps, Freud, nous dit Roland Jacquard, en découvrant que les symptômes psychiatriques ont un sens et sont des messages à interpréter, envoyés par l'individu, « rattache la folie au destin de l'homme et soutient qu'il existe un continuum où l'on ne sait exactement où commence, ni où finit la santé mentale. »

La psychiatrie scientifique laissera la place à une « psychiatrie fluide. » 94

Ainsi réapparaît ce que le Moyen Âge et la Renaissance avaient vu, ce que l'Âge classique avait essayé de refouler, c'est-à-dire que la folie est un possible pour chacun. « Il y a plutôt, nous semble-t-il, l'infinie variété des situations humaines où chacun peut, un jour, éprouver cette sensation d'inquiétante étrangeté, d'exil intérieur, de dépossession de soi, d'effacement psychique ou de morcellement, qui annonce ou accompagne un naufrage intérieur. » 95

Notes
80.

« Raison et antiraison, souvent raisonnante, entrent ainsi en conflit. Foisonnement des sectes, affaiblissement, sinon du dogme, du moins de son rôle, concentration sur un domaine considéré comme propice à la religion, tout cela exprime un anti-rationalisme tantôt conscient ou larvé, tantôt hautement proclamé. De l'autre côté s'affirme le pouvoir de la raison, mais d'une raison qui, comme la religion, a son domaine à elle, dont elle ne sort que pour s'égarer. C'est à cette situation que la grande métaphysique des XVIe et XVIIe siècles veut répondre. » Weil, 1990, p. 505.

81.

« Dans l'histoire de la déraison, dit Michel Foucault en conclusion du chapitre II de la première partie de son livre, l'internement désigne un événement décisif. »

Foucault, 1987, p. 90.

82.

« Dans le monde bourgeois en train de seconstituer, le vice majeur, le péché par excellence, ce n'est plus l'orgueil, ni l'avidité comme au Moyen Age, c'est l'oisiveté. » Jacquard, 1992, p. 18.

83.

« En outre, et c'est presque une loi sociologique, plus l'écart entre les prescriptions morales et le comportement social réel est grand, plus se fera sentir le besoin de sacrifier des boucs émissaires afin de maintenir le mythe social selon lequel l'homme vit selon les éthiques qu'il professe officiellement. » Jacquard, 1992, p. 14.

Le grec pharmakos signifie « bouc émissaire » dans la Grèce ancienne ; vers le VIe siècle avant J.C. il finit par vouloir dire « médicament », « drogue », ou « poison » après l'abandon des sacrifices humains. Jacquard, 1992, p. 15.

Michel Foucault fait le rapprochement entre la lèpre qui disparaît à la fin du Moyen Âge dans le monde occidental, et la folie dont il fait l'héritière du sens de cette première exclusion et de son importance dans le groupe social. Il s'agit là aussi de « purification » de la société par l'exclusion, mais également de « réintégration spirituelle. »

« Du XVIe au XVIIe siècle, elles vont attendre [les léproseries] et solliciter par d'étranges incantations une nouvelle incarnation du mal, une autre grimace de la peur, des magies renouvelées de purification et d'exclusion. » Foucault, 1987, p. 13.

« Pauvres, vagabonds, correctionnaires, et « têtes aliénées », reprendront le rôle abandonné par le ladre, et nous verrons quel salut est attendu de cette exclusion, pour eux et ceux-là mêmes qui les excluent. [...] Les formes subsisteront : essentiellement cette forme majeure d'un partage rigoureux qui est exclusion sociale, mais réintégration spirituelle. » Foucault, 1987, p. 16.

84.

« Il n'isolait pas les étrangers méconnus [...] ; il en créait, altérant des visages familiers au paysage social, pour en faire des figures bizarres que nul ne reconnaissait plus. Il suscitait l'étranger là— même où on ne l'avait pas pressenti ; il rompait la trame, dénouait des familiarités. [...] D'un mot, on peut dire que ce geste a été créateur d'aliénation. »

Foucault, 1987, p. 92-94.

85.

« Ces expériences, on peut les résumer, en disant qu'elles touchent toutes, soit à la sexualité dans ses rapports avec l'organisation de la famille bourgeoise, soit à la profanation dans ses rapports avec la nouvelle conception du sacré et des rites religieux, soit au libertinage, c'est-à-dire aux rapports nouveaux qui sont en train de s'instaurer entre la pensée libre et le système des passions. »

Foucault, 1987, p. 96-97.

86.

« À la fin du XVIIIe siècle, il sera devenu évident que certaines formes de pensée « libertine » comme celle SADE, ont quelque chose à voir avec le délire et la folie ; on admettra aussi facilement que magie, alchimie, pratiques profanatrices, ou encore que certaines formes de sexualité sont directement apparentées à la déraison et à la maladie mentale. »

Foucault, 1987, p. 97.

87.

Foucault, 1987, p. 96.

88.

Jacquard, 1992, p. 9.

89.

Jacquard, 1992, p. 19.

90.

Waelhens, 1990, p. 599.

91.

Jacquard, 1992, p. 19.

92.

Waelhens, 1990, p. 600.

93.

Waelhens, 1990, p. 600.

94.

Jacquard, 1992, p. 61.

95.

Jacquard, 1992, p. 123.