2.1— L'analyse componentielle

Pour parler de l'analyse componentielle nous décrirons d'une part les apports à la sémantique du modèle phonologique dans la distinction des sémèmes et d'autre part ceux de l'approche onomasiologique dans le classement des sèmes.

Le modèle phonologique : traits pertinents et non pertinents

L'analyse componentielle ou sémique est une analyse structurale des unités lexicales proposée par le danois Louis Hjelmslev dès 1943. Elle repose sur une analyse comparative — points communs et différences 102 — du contenu des mots menée à partir de la décomposition du sens en unités minimales, les sèmes, appelés également components ou traits. Et l'ensemble structuré des sèmes correspondant à un lexème est le sémème.

Une telle démarche reproduit celle de l'analyse phonologique. Il s'agit de définir des axes sémantiques (S) — binaires ou non — qui vont prendre un certain nombre de valeurs appelées sèmes ou traits (s), et de faire correspondre à chaque sémème (x) ces valeurs — pour chaque sémème il y a un trait ou sème par axe.

L'on peut prendre un exemple théorique : soit deux sémèmes x et y auxquels l'on associe différents sèmes.

L'on obtient deux équations sémiques de x et y :

x = (s'1, s''2, s'3)

y = (s'1, s'2, s3)

La détermination des sèmes se fait sur la base d'un test de commutation. Les sèmes sont enregistrés à la lumière des écarts différentiels du signifiant : le remplacement d'un sème par un autre entraîne un changement de signifiant 103 .

L'on note que la valeur s'1 est commune à x et y : ainsi ce sème n'est pas distinctif pour ces deux sémèmes — par contre ce sème pourra être distinctif pour d'autres sémèmes comparés à ceux de x ou y. Les autres valeurs sont particulières à x et y : ces sèmes sont distinctifs ou pertinents pour ces deux sémèmes 104 .

« Les sèmes, à défaut d'être minimaux, doivent être pertinents, c'est-à-dire opposables d'un point de vue au moins, explique Pierre Lerat.  » Il faut donc qu'ils aient, comme dit A. J. Greimas, un "dénominateur commun" 105 représenté par l'axe sémantique. Ainsi s1 et s'1 forment une classe relativement à l'axe S1, de même que s2, s'2 et s''2 relativement à l'axe S2, et s3, s'3 relativement à l'axe S3.

Il s'établit généralement un ordre des différents axes sémantiques. L'axe S1 vient avant l'axe S2 qui vient lui-même avant l'axe S3. Il convient de préciser qu'une telle classification est hiérarchisée, mais que ce n'est pas toujours le cas et que l'on peut avoir des classifications croisées où les axes peuvent apparaître dans un ordre qui est alors indifférent.

Cette hiérarchisation des axes sémantiques s'exprime également en termes de dépendance des axes les uns par rapport aux autres : l'axe S1 tient sous sa dépendance l'axe S2, qui tient lui-même sous sa dépendance l'axe S3. Cela signifie que les sèmes sont également subordonnés les uns aux autres dans un certain ordre de s1 à s3, et que l'apparition d'un sème conditionne l'apparition du suivant.

Cependant cette relation de dépendance peut également s'exprimer en terme d'inclusion, le sème de l'axe S1 englobe le sème de l'axe S2 qui englobe lui-même le sème de l'axe S3. L'on parle aussi de généralité pour les sèmes de l'axe S1 et de spécificité pour les sèmes de l'axe S3.

Dans le cas d'une opposition sémèmique entre deux mots on appelle archisémème l'ensemble des traits qui subsistent après neutralisation des traits distinctifs. Pour x et y l'archisémème est (s'1). Cet archisémème peut s'exprimer par une périphrase, une forme synthétique, ou un mot qui prend le nom d'archilexème 106 .

Enfin il faut signaler deux démarches différentes à propos de l'analyse sémique : l'une — celle de Jacqueline Picoche — qui tend à privilégier l'analyse du contenu des mots en unités ; et l'autre — celle de François Rastier — qui tend à privilégier l'analyse comparative du contenu des mots.

Ainsi pour Jacqueline Picoche l'analyse sémique est "une technique de recherche des sèmes" 107 , tandis que pour François Rastier elle permet aussi la comparaison du contenu des mots par le biais de la relation sémique : "relation fonctionnelle binaire et non-triviale entre deux éléments appartenant à deux sémèmes distincts. On dénomme cette relation en spécifiant l'extrémité du couple d'éléments qu'elle unit." 108

Nous privilégierons ici l'analyse du contenu des mots regroupés dans le champ que nous définirons, notre but étant de structurer ce champ par la structuration du contenu de chacun des lexèmes.

Lors de la structuration d'un champ, une fois la définition des axes sémantiques et des sèmes correspondants réalisée, il est possible de représenter la structure hiérarchisée, soit relativement aux différents lexèmes dans le cas de l'analyse onomasiologique, soit relativement aux différents sémèmes dans le cas de l'analyse sémasiologique. L'on distingue deux sortes de représentation : sous forme de tableau à double entrée et en arbre.

Notes
102.

« Plus embarrassante est la question de savoir si la diversité des acceptions d'un mot polysémique doit conduire à mettre l'accent sur les ressemblances ou sur les différences. » Prenant l'exemple du mot lettre polysémique : lettre 1 (''caractère d'imprimerie''), lettre 2 (''missive''), lettres 3 (''culture humaniste''), Pierre Lerat estime plus intéressant de faire apparaître une constante, l'idée d'''écrit'', que de mettre en évidence les irrégularités, « dans la mesure où la sémantique, comme toute la linguistique, n'est scientifique que pour autant qu'elle fait apparaître les aspects systématiques du langage. » Lerat, 1983, p.13.

103.

Le test de commutation, comme l'explique Jacqueline Picoche, peut s'appliquer aussi aux mots eux-mêmes : un changement de signifiant dans un contexte syntagmatique fixe entraîne ou n'entraîne pas une phrase incorrecte. « Le test de commutation permet donc, selon les contextes significatifs choisis, d'établir des listes de mots plus ou moins longues, dont les éléments ont forcément un ou plusieurs traits sémantiques en commun, et sauf dans le cas de synonymie un ou plusieurs traits sémantiques distinctifs.  » Picoche, 1977, p. 103.

104.

Il convient de revenir sur la terminologie employée. L'on distinguera les traits sémantiques descriptifs non pertinents — simples possibilités renvoyant au référent et auxquels Pottier donne le nom de virtuème — et les traits sémantiques pertinents que l'on divisera en traits sémantiques pertinents distinctifs pour deux sémèmes que l'on compare et en traits sémantiques pertinents communs à deux sémèmes que l'on compare.

105.

Lerat, 1983, p. 34.

Cette exigence de « classe sémantique » est essentielle. Elle exclut un traitement systématique des homonymes par définition. C'est là une différence capitale entre l'analyse sémique d'origine européenne et l'analyse componentielle d'origine américaine. Lerat, 1983, p. 34.

106.

Picoche, 1977, p. 106.

107.

Il s'agit là de la définition donnée par Jacqueline Picoche de l'analyse sémique. Cette définition oriente les définitions qu'elle donne d'autres mots. Sème : Trait pertinent sémantique (p. 44) ; trait commun à deux sémèmes (p. 97) ; Trait descriptif : Trait courant non pertinent qui appartient au virtuème ; Trait de sélection : Trait pertinent de nature à la fois sémantique et syntaxique ; Trait inhérent : Trait pertinent de nature uniquement sémantique ; Trait pertinent : Trait distinctif. (trait de sélection et trait inhérent).

Picoche, 1977.

108.

Rastier, 1996, p. 54.

Cette définition de la relation sémique oriente d'autres définitions. Sème : Élément d'un sémème, défini comme l'extrémité d'une relation fonctionnelle binaire entre sémèmes ; sème afférent : Extrémité d'une relation anti-symétrique entre deux sémèmes appartenant à des taxèmes différents ; sème inhérent : Extrémité d'une relation symétrique entre deux sémèmes appartenant à un même taxème.