2.2.2— Définitions et sémèmes

Notre but étant de retrouver la structuration et la hiérarchisation de champs sémantiques lexicaux, nous nous attacherons à retrouver la valeur — et non la signification 120 — des signes qui le composent. Or la valeur d'un mot s'attache aux traits pertinents, tandis que la signification s'attache seulement aux traits descriptifs non pertinents ou traits virtuels. C'est pourquoi l'on serait tenté de ne pas tenir compte des traits virtuels pour ne s'intéresser qu'aux traits pertinents.

De ce point de vue Le Nouveau petit Robert et Le Grand Robert de la langue française sont deux dictionnaires de langue qui se distinguent des dictionnaires encyclopédiques par une définition 121 linguistique qui ne « retient que ce qui est utile pour le fonctionnement correct du langage et non ce qui est nécessaire pour la connaissance exhaustive du type de référent auquel renvoie le mot. La spécificité, c'est-à-dire l'indication des traits distinctifs, est sa règle principale. » 122 La définition linguistique est donc de l'ordre de la valeur et non de la signification 123 comme c'est le cas pour la définition encyclopédique.

La définition linguistique se rapprocherait donc sensiblement du sémème comme ensemble de sèmes ou traits pertinents, chaque entrée d'un mot monosémique ou chaque acception d'un mot polysémique correspondant en théorie au sémème sous une forme développée non structurée.

Cependant les choses ne sont pas aussi tranchées et deux conceptions différentes du sème et du sémème s'opposent, avec d'un côté celle de Jacqueline Picoche et de Bernard Pottier et de l'autre celle plus récente de François Rastier. Pour Jacqueline Picoche et Bernard Pottier seuls les traits pertinents sont des sèmes et constituent le sémème, les traits virtuels ou traits descriptifs non pertinents étant des virtuèmes faisant partie du virtuème ; pour François Rastier les traits descriptifs non pertinents sont aussi des sèmes, des sèmes afférents qui font partie avec les sèmes inhérents du classème et du sémantème composant le sémème 124 .

Pour François Rastier la définition linguistique, qui est le développement analytique ou périphrastique du signifié d'un mot, serait donc plus large, sans aller jusqu'à la définition encyclopédique, que celle évoquée précédemment en englobant à la fois des traits pertinents et des traits descriptifs non pertinents. Il rejoint en cela Kiefer qui oppose dans une définition le coeur de l’entrée lexicale — « toutes et rien que les stipulations sémantiques qui schématiquement déterminent sa place dans le système des entrées lexicales » — de sa périphérie — « contribue à l'édification du sens d'une entrée lexicale sans cependant la distinguer d'autres entrées » 125 .

La proposition de François Rastier de faire des traits afférents des sèmes repose sur des exigences relatives à l'analyse sémique et il cite deux exemples. Tout d'abord l'exigence dans une description lexicographique de pouvoir déterminer l'étendue du noyau sémique commun aux divers sémèmes manifestés par le signifiant-entrée. Ensuite l'exigence lors de l'établissement de certaines isotopies de convenir que des sèmes récurrents sont tantôt inhérents et tantôts afférents selon les occurrences 126 .

Il faut admettre que les traits afférents trouvent leur utilité au travers des deux exigences précises qui viennent d'être citées. C'est en ce sens que nous adopterons la terminologie de François Rastier, le mot « sème » désignant aussi bien les traits pertinents ou sèmes inhérents que les traits non pertinents ou sèmes afférents, et le mot « sémème » l'ensemble de ces sèmes.

La définition linguistique correspond donc au sémème comme ensemble de sèmes comprenant aussi bien des traits pertinents que des traits non pertinents. La définition et le sémème renvoient alors à deux équations sémiques interchangeables où seule la forme varie : la définition est « un syntagme conforme aux règles syntaxiques de la langue, fonctionnellement équivalent, donc relevant de la même partie du discours que le défini » et le sémème est « une série de traits juxtaposés, uniformément exprimés par des substantifs, non organisés en discours » 127 .

Cependant pour pallier l'éventuelle inadéquation de la définition linguistique — évoquée plus haut au travers de l'ambiguïté même du sémème et du sème — nous ne nous limiterons pas à une analyse formelle des définitions des unités lexicales en nous interdisant une recherche des sèmes à l'extérieur de l'ensemble de ceux figurant expressément dans les définitions. C'est pourquoi nous procéderons à une analyse conceptuelle des définitions qui nous conduira à introduire des traits existant de façon sous-jacente pour en faire des traits définitoires.

Ainsi le travail réalisé par les dictionnaires ne sera pour nous qu'un point de départ pour la mise en œuvre de la méthode structurale et les conclusions auxquelles nous aboutirons seront souvent différentes à des degrés divers en ce qui concerne principalement le découpage du sens des mots dans les définitions, que ce soit pour identifier les sèmes ou que ce soit pour identifier les sémèmes et les lexèmes des champs sémantiques lexicaux.

Notes
120.

« La distinction entre valeur et signification pose plusieurs problèmes relatifs à la notion d'oppositivité du signe linguistique, si vigoureusement énoncée par Saussure : un signe s'oppose à tous les autres signes d'un système ; sa valeur est d'être ce que les autres ne sont pas. [...] Le maître qui aurait fait constater les caractères communs à toute une série d'objets dissemblables désignés du même mot aurait atteint la signification mais non la valeur de ce mot. »

Picoche, 1977, p. 35.

121.

« Définition » est ici synonyme de « glose ».

122.

Picoche, 1977, p. 135.

123.

Picoche, 1977, p. 136.

124.

.Il s'agit, souligne Jacqueline Picoche parlant d'une chaise en bois, en métal ou en plastique, de « traits descriptifs courants mais non pertinents, de simples possibilités auxquelles Pottier donne le nom de virtuèmes. Alors que le sème est du domaine de la valeur, le virtuème est du domaine de la signification. Il ne doit surtout pas être confondu avec la connotation : celle-ci caractérise le signe dont elle constitue la valeur stylistique ; celui-là concerne certaines particularités occasionnelles du référent. » Ainsi Jacqueline Picoche distingue les sèmes constitutifs du sémème et les virtuèmes. Picoche, 1977, p. 104.

Pour François Rastier les choses sont un peu différentes : il nomme traits virtuels les composants non distinctifs. Pour lui encore, ces traits non pertinents ou non distinctifs sont des sèmes et il leur donne le nom de sèmes afférents. Il introduit ainsi la distinction entre sèmes inhérents — dénotatifs, distinctifs, définitoires et universels — etsèmes afférents — connotatifs, non-distinctifs, non définitoires et non universels. Et plus loin de préciser : « Les sèmes inhérents relèvent du système fonctionnel de la langue ; et les sèmes afférents d'autres types de codifications : normes socialisées, voire idiolectales. » Et de conclure : « À la différence de la formulation inaugurale de Pottier, nous introduisons les sèmes afférents (« traits connotatifs » selon lui) dans le classème et dans le sémantème, au lieu de les regrouper dans une classe ad hoc (le virtuème). »

Il s'agit donc d'un problème de définition. Si pour Jacqueline Picoche le sémème est un ensemble de sèmes, à savoir de traits pertinents (ou distinctifs) sémantiques, il est pour François Rastier toujours un ensemble de sèmes, mais à savoir de traits pertinents (sèmes inhérents) et de traitsnon pertinents (sèmes afférents). Ainsi François Rastier propose ces définitions : « le sémème est le contenu d'un morphème », le sème « l'élément d'un sémème, défini comme l'extrémité d'une relation fonctionnelle binaire entre sémèmes », le sème afférent « l'extrémité d'une relation anti-symétrique entre deux sémèmes appartenant à des taxèmes différents », et le sème inhérent « l'extrémité d'une relation symétrique entre deux sémèmes appartenant à un même taxème ».

Rastier, 1996, p. 44.

125.

Cité par François Rastier (Rastier, 1996,p.44).

126.

Rastier, 1996, p. 45-46.

127.

Picoche, 1977, p. 137.